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HENRl IV.

Je réponds qu’encore qu’il soit certain que plusieurs grands capitaines ont été d’une complexion fort amoureuse, il ne s’ensuit pas que leur courage et leur impudicité aient eu le même principe dans leur tempérament. Ces deux qualités avaient chacune leur cause, et tout ce que l’on peut dire est que ces deux causes concouraient à former le tempérament de ces personnes. Mais il est aisé de prouver qu’il n’y a nulle liaison entre ces deux qualités. Combien y a-t-il de gens poltrons et plus timides que des lièvres [1], qui sont d’une vigueur prodigieuse dans l’acte vénérien ? A-t-on jamais vu d’homme plus brave et plus intrépide que le maréchal de Gassion, qui haïssait les femmes mortellement [2] ? Le comte de Tilli, qui garda son pucelage toute sa vie [3], n’a-t-il pas été l’un des grands capitaines du XVIIe. siècle ? M. de Turenne, qui n’était point débauché, n’égalait-il pas ces foudres de guerre qui vivaient en même temps que lui, et dont les déréglemens ne faisaient guère moins de bruit que leurs triomphes ? Et pour dire quelque chose de plus fort, ne sait-on pas que le brave Sigismond Battori, prince de Transilvanie, surnommé l’invincible [4] à cause de ses grands exploits, était aussi lâche dans l’exercice de Vénus qu’il était brave dans celui de Mars ; et qu’ayant avoué son impuissance [5], son mariage avec Marie Christine, fille de Charles, archiduc de Grets, fut déclaré nul ? Il y a des eunuques qui ont été de très-braves généraux d’armée ; car, sans remonter au fameux Narsès qui vivait sous l’empire de Justin II, au VIe. siècle, ne sait-on pas que l’un des plus vaillans généraux de Soliman était eunuque [6] ? Il ne fut pas heureux, je l’avoue, dans l’expédition de Hongrie, l’an 1556, et il mourut même du chagrin de n’avoir pas soutenu sa réputation, ni rempli l’attente publique [7] : mais il ne laissait pas d’avoir un grand cœur ; son chagrin mortel en est une preuve. Voyez M. de Thou, qui rapporte la plaisanterie dont cet eunuque se servit, quand on lui vint rapporter une fort mauvaise nouvelle, c’était celle de la prise de Strigonie. Voilà bien de quoi ! répondit-il au messager : c’est peu de chose ; ma grande perte, la voilà, poursuivit-il en montrant la région du bas-ventre. Ejus rei cùm trepidus nuncius ad eum venisset, ipsâ vultûs consternatione magnum aliquod malum professus, purpuratus non sine circumstantium risu consternationi nuntii illudens, et Strigonii, quod nullo negotio recuperari posset, amissionem elevans ; his verbis eum excepisse dicitur : Quam tu mihi cladem ingentem, fatue, quod tantùm incommodum narras ? ea demùm mihi clades deploranda contigit, cùm hinc (genitalium sedem ostentans) ea membra adempta sunt, quibus vir eram [8] [* 1]. Concluons de tout cela que si Henri IV eût été traité comme Abélard, il n’aurait rien perdu, ni de son courage, ni de sa prudence, ni de son esprit. Origène, Photius, Abélard, sont une preuve manifeste que la privation des organes masculins n’est d’aucune conséquence au préjudice des dons naturels de l’âme.

(C) Ce serait en vain qu’on m’objecterait qu’un semblable châtiment lui eût ôté le courage. ] Vous trouverez dans la remarque précédente le commentaire où la preuve que ceci peut exiger. J’y ajouterai cependant, par forme d’appendice, les observations qui suivent. Annibal, l’un des

  1. (*) Tiré des Légations turques de Busbeck, lettre III, pag. 196 de ses Œuvres, édit. de 1633, Rem. crit.
  1. Cette comparaison me fait souvenir qu’il n’y a point d’animaux plus timides et plus lascifs que les lièvres.
  2. Voyez sa Vie, au IVe. tome, pag. 329 et suiv.
  3. Veneris vinique expertem totâ ætate se fuisse jactaverat. Puffendord, Rer. Suecicar. lib. IV, pag. 64, col. 2. Voyez aussi Blanc., Histoire de Bavière, tom. IV, pag. 381.
  4. Discours historique et politique sur les causes de la guerre de Hongrie, imprimé à Cologne, 1666, pag. 264.
  5. Discours historique et politique sur les causes de la guerre de Hongrie, pag. 266.
  6. Erat Halis Eunuchus, sed corporis defectum animo pensabat : de cætero staturâ brevi, sufflato corpore, colore buxeo, subtristi vultu, torvis oculis, et inter latos et eminenteis humeros depresso capite, ac prominentibus ex ore duobus veluti aprugnis dentibus deformis. Thuan., lib. XVII, pag. 361.
  7. Fractus ac inglorius Budam se contulit, ubi dux, qui tantam de se initio exspectationem excitaverat, dolore atque ignominiâ expeditionis inauspicatæ invisam vitam cum morte commutavit. Id, ibid.
  8. Idem, ibidem.