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HENRI II.

ému par la chaleur d’une querelle ? On convertit en crimes les moindres fautes qui échappent à l’antagoniste. Girac, qui par rapport à un autre homme se serait apparemment contenté de représenter que le mot de fou est trop fort pour être employé à désigner la faute d’un prince, se rend délateur de crime d’état contre Costar, son ennemi. Pesons bien toutes ses paroles [1]. « Il a bien osé, par un attentat punissable des plus severes chastimens, porter son venin et sa malice sur la sacrée personne de nos roys. Ne compare-t-il pas [* 1] la liberalité de Henry troisiesme à la sottise d’Esaü, qui céda son droit d’aînesse pour une souppe de lentilles ? N’appelle-t-il pas fou ce grand prince, pour avoir rendu Pignerol au duc de Savoye, qui avoit l’honneur d’estre son oncle, et de qui il attendoit de grands secours, dans la pressante necessité de ses affaires ? A-t-on jamais pris Louis XII pour un fou, luy qui fit present au roy de Navarre de la principauté de Bearn, et qui détacha de ses estats une piece de telle importance ? Personne a-t-il accusé de folie le peuple romain [* 2], quoi qu’il ait donné souvent des provinces et des royaumes entiers à divers roys de ses amis ? Et si Alexandre, comme dit Plutarque, eût payé volontiers de l’isle de Chipre des vers composez à sa louange, un roy de France, pour avoir rendu une place à son parent, qui l’avoit receu dans ses estats avec beaucoup de frais et de magnificence, passera-t-il pour insensé parmi des gens qui auront le moindre rayon de sens commun ? » Un peu après il demande si M. Costar n’apprehende point de chastiment sous le regne d’un prince, proche parent de Henry qui vivoit il n’y a pas si long-tems ? Et il cite ce que Guicciardin et Paul Jove ont dit de l’extrême vénération que les Français ont pour leur monarque. Il revient souvent à la même accusation [2] ; il faut attribuer cela aux symptômes d’une espèce de fièvre qui saisit les écrivains, quand ils en sont aux répliques et aux dupliques.

Quand il nous aurait nommé tous les souverains qui, depuis le commencement du monde, ont donné des villes ou des provinces, ou même des royaumes, il n’eût point persuadé aux experts, aux connaisseurs, qu’on ait jamais fait de pareils presens dans des circonstances semblables à celles de Henri III, sans commettre une folie. Henri III se dessaisit de Pignerol en faveur d’un prince qui devait aux Espagnols son glorieux rétablissement, et qui dans le fond de l’âme était Espagnol à brûler [3], c’est-à-dire, toujours prêt à favoriser le plus redoutable ennemi qu’eût alors la France. Ce fut à un tel duc de Savoie que l’on livra une place qui ouvrait le royaume à l’ennemi, et qui tenait en respect ce même duc, pour l’empêcher de se liguer avec l’Espagne. Mais, dira-t-on, ce duc avait fait tant de caresses à Henri III, et tant de dépenses pour le régaler à Turin, n’était-il pas juste de le regarder comme un bon et constant ami ? Non ; cela n’était point juste. Il n’y a que des ignorans qui puissent compter sur la constance de l’amitié entre souverains. À voir les présens qu’ils se font, et les lettres qu’ils s’écrivent en temps de paix, on jurerait qu’ils s’aiment de tout leur cœur, et qu’ils s’aimeront ainsi toute leur vie ; mais il est vrai très-souvent qu’ils négocient en ce temps-là un engagement à la rupture, et qu’ils n’ont dessein de se rendre du service les uns aux autres, que jusqu’à ce que l’occasion se présente de profiter d’une hostilité. Jamais cela ne fut aussi véritable qu’au temps qu’Henri III recevait mille caresses à la cour du duc de Savoie. Le duc était entièrement disposé à profiter des confusions qu’il voyait en France, et de s’aider pour cela des Espagnols ; et il laissa un fils qui fut l’héritier de cette passion, et

  1. (*) Pag. 173.
  2. (*) Voyez Val. Maxim., liv. 4, chap. 8 ; Tite-Live, liv. 30, etc. Plut., de la fort. d’Alex., disc. 2.
  1. Réplique à Costar, sect. I, pag. 8.
  2. Voyez la page 91, où il insinue que Costar méritait d’être mis à la Bastille, pour avoir appelé Henri III fou. Voyez aussi la page 190.
  3. Tant qu’elle a vécu elle a tousjours persuadé et gagné M. de Savoye, son mari, à bien entretenir la paix, et ne se debander, lui qui était Espagnol, pour la vie contre la France, ainsi qu’il fit depuis après qu’elle fut morte. Brantôme, Femmes illustres, pag. 328.