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HÉLOÏSE.

lettres de notre Héloïse[1], lui attribue dans le fond cet esprit et cette vue, quoique les termes soient délicatement ménagés. On lui fait dire [2] qu’elle ne trouvait rien que d’insipide dans tous ces engagemens publics, qui forment des nœuds que la mort seule peut rompre, et qui font une triste nécessité de la vie et de l’amour ; que ce[3] n’est pas aimer que de vouloir trouver du bien et des dignités, dans les tièdes embrassemens d’un mari indolent ; qu’elle ne croira jamais que l’on goûte ainsi les plaisirs sensibles d’une douce union, ni qu’on sente ces émotions secrètes et charmantes de deux cœurs qui se sont long-temps cherchés pour s’unir ; et qu’elle[4] est persuadée que s’il y a quelque apparence de félicité ici-bas, on ne la trouve que dans l’assemblage de deux personnes qui s’aiment avec liberté, qu’un secret penchant a jointes, et qu’un mérite réciproque a rendues satisfaites. Nous allons voir qu’on a supposé une autre cause au dessein qu’avait Héloïse de n’épouser pas Abélard.

(X) Je ne trouve point que l’espérance de le voir élevé à la prélature ait été la cause de l’envie qu’elle avait de ne le pas épouser. ] Le sieur d’Amboise[5] fait mention d’un ancien poëte français, qui après avoir exhorté les hommes à ne se point assujettir à la servitude du mariage, confirme son sentiment par celui de notre Héloïse, laquelle, dit-il, employa les prières les plus ardentes auprès de son amant, afin d’empêcher qu’il ne l’épousât ; elle trouvait mieux son compte à être aimée d’un homme à qui elle verrait un jour un bon évêché entre les mains : Satis esse dictitans si illa intimo pectoris amoren mutuum servans, illum videret mitrâ et infulis pontificalibus quibus dignus erat ornatum. Le sieur d’Amboise remarque, 1°. que ce poëte donne un autre tour à cela, savoir qu’Héloïse faisait connaître que les embrassemens des personnes mariées ne sont pas accompagnés d’un plaisir aussi délicieux que les embrassemens illégitimes[6] ; 2°. qu’il faut croire, non pas qu’Héloïse ait préféré la licence du concubinage à la condition d’épouse, mais que son amour et son respect pour son galant la portaient à aimer mieux se faire nonnain, que d’empêcher par son mariage qu’Abélard ne reçût les récompenses qui étaient dues à son esprit et à son érudition, comme vous diriez le chapeau de cardinal[7]. Je n’ai aperçu aucune trace de cela dans les lettres d’Héloïse ; c’est pourquoi j’en ai fait la 6e. faute de M. Moréri dans l’article d’Abélard. Ce qui donne lieu à ces sortes de mensonges est qu’un auteur se donne la liberté de prêter aux gens les pensées qui lui paraissent conformes à leurs intérêts. Il y a souvent plus de profit pour une femme à laisser courir son jeune galant aux dignités de l’église, qu’à ni en boucher le chemin en l’épousant. Mais est-il permis pour cela de supposer qu’Héloïse a eu de semblables vues ? Voici un conte assez connu : un homme qui avait une prébende la quitta pour se marier ; le lendemain des noces il dit à sa femme : Vois, n’amie, comme je t’aime, d’avoir laissé ma prébende pour t’avoir. Vous avez fait une grande folie, lui répondit-elle, vous deviez garder votre prébende, vous n’eussiez pas laissé de m’avoir[8].

(Y) On conte..... qu’Abélard lui tendit les bras et l’embrassa étroitement. ] Une chronique manuscrite de Tours[9] rapporte ce joli miracle. Hæc (Heloissa) sicut dicitur in ægritudine ultimâ posita præcepit ut mortua intra mariti tumulum poneretur, et sic eâdem defunctâ ad tumulum apertum deportatâ, maritus ejus qui

  1. Voyez le livre intitulé : Histoire d’Héloïse et d’Abélard, imprimé à la Haye, en 1693.
  2. Pag. 51.
  3. Pag. 53.
  4. Pag. 54.
  5. Præfat. apologet, ad Oper. Abælardi.
  6. Sed poëta in alium sensum hoc detorquet, quasi illa innuere voluerit suaviores esse amantium, quàm legibus connubialibus nexorum amplexus. Ibid.
  7. Potiùs quàm obice et interventu suarum nuptiarum, impedimento esse ne Abælardus factus uxorius frustraretur præmio excellentis ingenii admirabilisque doctrinæ, putà purpurâ et galero. Ibidem.
  8. Voyez le livre intitulé : le Moyen de parvenir, fait par un chanoine de Tours, à ce que dit le Ménagiana, pag. 366 de la seconde édition de Hollande.
  9. Apud Andream Quercetanum, Notis ad Histor. Calamitat. Abæl., et apud Franc. Ambosium, Præfat. apologet.