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HÉLOÏSE.

(E) ...... Sans distinction de temps et de lieux. ] Il faut encore l’entendre lui-même, dans une lettre qu’il écrivit à Héloïse, long-temps après leur profession monastique. Il la fait un peu ressouvenir de leur conduite passée, et comment il la caressa dans un coin du réfectoire des religieuses d’Argenteuil, ne trouvant point d’autre endroit commode, et n’ayant aucun respect pour la Sainte Vierge à qui ce lieu était consacré. Nôsti post nostri confæderationem conjugii cùm Argenteoli cum sanctimonialibus in claustro conversabaris, me die quâdam privatim ad te visitandum venisse, et quid ibi tecum meæ libidinis egerit intemperantia in quâdam etiam parte ipsius refectorii, cùm quò aliàs diverteremus non haberemus. Nôsti, inquam, id impudentissimè tunc actum esse, in tam reverendo loco et summæ Virgini consecrato.... Quid pristinas fornicationes et impudentissimas referam pollutiones quæ conjugium præcesserunt[1] ? Un peu après il lui dit qu’elle sait bien que les fêtes les plus solennelles, ni le jour même de la Passion ne le détournaient pas de se plonger dans ce bourbier, et que si elle en voulait faire quelque scrupule, il employait les menaces et le fouet pour la porter à y consentir[2]. Voilà un homme bien dégagé des superstitions de ceux qui observaient les jours et les fêtes, les nouvelles lunes et les sabbats[3].

(F) Les productions de l’esprit d’Abélard se réduisaient à des vers d’amour. ] C’est lui-même qui nous l’apprend : Ita negligentem et tepidam lectio tunc habebat ut jam nihil ex ingenio, sed ex usu cuncta proferrem, nec jam nisi recitator pristinorum essem inventorum, et si qua invenire liceret, carmina essent amatoria, non philosophiæ secreta[4]. Il ajoute que ces vers étaient encore chantés en plusieurs provinces, et principalement parmi les personnes qui faisaient l’amour : Quorum etiam carminum pleraque adhuc in multis, sicut et ipsa nôsti, frequentantur et decantantur regionibus, ab his maximè quos vita similis oblectat. Héloïse nous en apprend davantage. Elle dit que son Abélard avait deux choses que les autre philosophes n’avaient pas, par où il pouvait gagner promptement le cœur de toutes les femmes, c’est qu’il écrivait bien et qu’il chantait bien ; il faisait des vers d’amour si jolis, et des chansons si agréables, tant pour les paroles que pour les airs, que tout le monde en était charmé, et ne parlait que de leur auteur. Les femmes ne se contentèrent pas d’être charmées des vers et des chansons d’Abélard, elles le furent aussi de sa personne, et l’aimèrent passionnément : et comme la plupart de ses vers ne parlaient que de ses amours pour Héloïse, le nom de cette maîtresse vola bientôt dans les provinces, et rendit jalouses de son bonheur une infinité de femmes. J’affaiblis beaucoup les expressions d’Héloïse, et je ne crois pas qu’il faille les prendre à la lettre. Comme elle aimait Abélard jusqu’à la fureur, elle s’imaginait qu’aucune femme ne le pouvait voir sans en devenir passionnée ; et c’est ce qui lui faisait dire qu’il n’y avait ni femme ni fille, qui en l’absence d’Abélard ne formât des désirs pour lui, et qui en sa présence ne fût tout embrasée d’amour ; et que les reines mêmes ou les grandes dames portaient envie aux plaisirs qu’elle goûtait auprès d’un tel homme[5]. Voici le latin qui en dit plus que mon français. Que conjugata, quæ virgo non concupiscebat absentem et non exardebat in præsentem ? Quæ regina vel præpotens femina gaudiis meis non invidebat vel thalamis ? Duo autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus feminarum quarumlibet animos statim allicere poteras, dictandi videlicet et cantandi gratiâ, quæ cæteros minimè philosophos asseculos esse novimus. Quibus quidem quasi ludo quodam laborem exercitii recreans philosophici pleraque amatorio metro vel rithmo composita reliquisti carmina, quæ præ nimiâ sua-

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  2. Nôsti quantis turpitudinibus immoderata mea libido corpora nostra addixerat, ut nulla honestatis vel Dei reverentia in ipsis etiam diebus Dominicæ passionis, vel quantarumcunque solemnitatum, ab hujus luti volutabro me revocaret. Sed et te nolentem et prout poteras reluctantem et dissuadentem quæ naturâ infirmior eras, sæpiùs minis ac flagellis ad consensum trahebam.
  3. Voyez l’Épître de saint Paul aux Coloss., chap. II, vs. 16.
  4. Pag. 12.
  5. Oper. Abælardi, pag. 46.