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DUELLIUS.

croire à ceux de la religion qu’il n’avait quitté cette académie qu’afin de se procurer la liberté de conscience. C’est ainsi que sont faits les hommes : ils donnent à leur prochain les fausses raisons de leur conduite, et gardent pour eux les véritables. Ils méritent tous, les uns plus les autres moins, qu’on leur applique le jeu de mots qui fut fait sur le fameux astrologue de Provence :

Nostra damus cùm verba damus, nam fallere nostrum est,
Et cum verba damus, nil nisi nostra damus.

DUELLIUS[a] (Caïus), consul l’an de Rome 493, défit la flotte des Carthaginois, et fut le premier de tous les Romains à qui le triomphe naval fut accordé[b]. On lui érigea une colonne avec une belle inscription. C’était une de ces colonnes qu’on nommait rostratæ[c], à cause des proues de navire dont on les ornait. On déterra un morceau de celle-ci à Rome sur la fin du XVIe. siècle. Les savans se sont exercés à déchiffrer l’inscription[d]. Il y a des auteurs qui disent que l’on accorda à Duellius, en reconnaissance de sa victoire, la prérogative de se faire conduire à son logis au son des flûtes, et à la lumière des flambeaux quand il aurait soupé en ville (A) ; mais d’autres assurent que de sa propre autorité il s’empara de cet usage (B). Cette dernière opinion est plus vraisemblable que la première (C). Il fit bâtir un temple à Janus dans le marché aux herbes[e]. On conte de lui une chose qui me paraît plus singulière que tous les honneurs qu’il possédait dans la république. On prétend que sa femme parvint jusqu’à la vieillesse, sans savoir que son mari, qui était punais, fût en cela différent des autres hommes (D). Elle s’appelait Bilia : il était juste que ce nom se conservât ; et néanmoins il nous serait entièrement inconnu, si saint Jérôme ne l’eût inséré dans ses ouvrages. Costar n’a pas eu raison de citer Érasme au sujet de la réponse de cette femme (E).

  1. D’autres disent Duillius.
  2. Florus, lib. II. cap. II.
  3. Plinius, lib. XXXIV, cap. V.
  4. Pierre Ciacconius fit un traité là-dessus, qui fut imprimé à Rome l’an 1608.
  5. Tacit. Annal., lib. II, cap. XLIX.

(A) Des auteurs... disent que l’on accorda à Duellius... la prérogative de se faire conduire à son logis, au son des flûtes, et à la lumière des flambeaux, quand il aurait soupé en ville. ] Tite-Live est formel là-dessus[1] : C. Duillius consul adversùs classem Pœnorum prosperè pugnavit, primusque omnium Romanorum ducum navalis victoriæ duxit triumphum : ob quam caussam ei perpetuus honos habitus est, revertenti à cœnâ tibicine canente funale præferretur. Après un témoin de cette importance il n’est pas nécessaire de faire parler Aurélius Victor, qui a dit : Duillio concessum est ut prælucente funali et præcinente tibicine à cœnâ publicè rediret[2].

(B) ... d’autres assurent que de sa propre autorité il s’empara de cet usage. ] Cicéron est aussi formel là-dessus qu’on le saurait être. C. Duillium M. filium, qui Pœnos classe primus devicerat, redeuntem à cœnâ senem sæpè videbam puer, delectabatur crebro funali et tibicine quæ sibi nullo exemplo privatus sumserat ; tantum licentiæ dabat gloria[3]. Florus est dans la même opinion. Duillius Imperator non contentus unius diei triumpho, per vitam omnem ubi à cœnâ rediret prælucere funalia, præcinere sibi tibias jussit, quasi quotidiè triumpharet[4].

  1. T. Livius. in Epitome, lib. XVII.
  2. Aurel. Victor., de Viris illustribus.
  3. Cicero, de Senectute, cap. XIII.
  4. Florus, lib. II, cap. II. Voyez aussi Valère Maxime, liv. III, chap. VI, num. 4.