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DUAREN.

et que ce défaut de mémoire l’empêcha de faire part aux savans d’Allemagne de ses lumières dans la science du droit, ce qui fit qu’ils perdirent en quelque façon quelque chose de l’estime qu’ils avaient conçue pour lui. Il fallait dire que n’ayant pas la mémoire fort heureuse, il ne récitait jamais ses leçons par cœur ; mais qu’il les lisait sur son papier ; ce qui fit que, voyageant en Allemagne sans recueils, il n’eut jamais l’assurance de monter en chaire. On l’en pria en divers endroits : ce refus porta quelques ignorans et mauvais juges des choses, à mettre en doute sa capacité. Erat Duarenus acerrimo quidem judicio, sed memoriâ minùs felici, neque unqàm nisi ex scripto prælegebat. Quo factum est ut in Germanico itinere cùm passim à doctissimis viris ad prælegendum provocaretur, nec eorum utique desideriis obtemperare (quòd à suis commentariis destitutus omninò sibi diffideret) à nonnullis rerum imperitis et iniquè judicantibus habitus sit indoctior[1]. Voilà l’original que M. Moréri a voulu traduire, et qu’il a gâté en trois endroits. Il a mis harangues au lieu de leçons : il a dit faire part de ses lumières [2] dans la science du droit, au lieu de faire des leçons de jurisprudence ; il a donné aux savans ce qu’il ne fallait donner qu’aux ignorans. Il n’y a en effet que des ignorains qui soient capables de mépriser un fameux docteur, sous prétexte qu’il ne monte point en chaire pendant qu’il passe comme un voyageur dans un lieu d’académie. Soupçonnez tant qu’il vous plaira qu’il se défie de sa mémoire, et qu’elle dépend des recueils qu’il a laissés dans son cabinet, vous n’en pourrez point conclure, si vous savez bien juger des choses, qu’il n’est point habile. Notez que Sainte-Marthe insinue que Duaren refusa de monter en chaire, non pas à cause qu’il eût été obligé de lire, mais à cause que n’ayant pas ses papiers, il craignait de ne pouvoir point dresser une leçon où chaque chose fût bien citée. La plupart des professeurs ont leur écrit sous les yeux quand ils font leçon : leur charge ne demande pas qu’ils en usent autrement, et de là vient que la qualité de lecteur en telle ou en telle science est synonyme à celle de professeur. Il faut donc croire que les professeurs et les étudians d’Allemagne n’eussent pas été surpris de voir lire Duaren. Ceux donc qui jugèrent mal de lui se fondèrent sur ce qu’ils crurent, non pas qu’il n’avait point assez de mémoire pour pouvoir apprendre par cœur un discours d’une heure, mais qu’il n’en avait point assez pour composer un tel discours sans être aidé de ses manuscrits. Il importe peu qu’un professeur lise, ou qu’il récite par cœur : l’un vaut l’autre. Ils sont appelés à éclairer l’entendement, et non pas à remuer les passions. S’il s’agissait de prêcher, la différence serait bien considérable, et néanmoins encore aujourd’hui la plupart des prédicateurs anglais lisent leurs sermons au peuple.

Notons en passant combien les modes sont changeantes en pays même d’université. C’était au XVIe. siècle une coutume générale que les professeurs étrangers qui passaient par une ville d’académie fussent priés de donner des leçons publiques. Cela, si je ne me trompe, n’est plus en usage. Mais entre les ministres la civilité demande essentiellement que ceux du lieu offrent la chaire aux étrangers. Et de là vient qu’un ministre ne voyage guère sans mettre dans sa valise les meilleurs de ses sermons ; car il sait bien qu’on le priera de prêcher dans les autres villes. Les plaisans nomment ces sermons pistolets de poche.

(C) Duaren était protestant[* 1].......

  1. (*) Teissier, tom. I, pag. 376 de ses Éloges, dernière édition, remarque d’après Catherinot, qu’en 1553, Duaren et tous les autres professeurs de la ville de Bourges, au nombre de huit, étaient tous suspects de luthéranisme, et on sait que ce soupçon, par rapport à Duaren, regardait particulièrement son Traité des Bénéfices, etc. Mais chacun ne sait pas un autre fait, qui ne peut qu’avoir de beaucoup augmenté la mauvaise opinion que Duaren avait déjà donnée de sa catholicité. H. Étienne, ch. 38 de son Apol. d’Hérodote, rapporte certains vers léonins scandaleux, insculptés dans un tableau de pierre de taille qu’on avait vu long-temps cramponné au-dessus du tronc, à un pilier de la cathédrale de Bourges : tableau qui, en 1565, avait depuis peu d’années été détaché, pour ôter de devant les luthériens cette pierre de scandale.

    C’avait été Duaren, qui par la force de ses remontrances réitérées, était enfin venu à bout de faire enlever et supprimer ce tableau, dont

  1. Sammarth., Elog. lib. I, pag. m. 38.
  2. On en peut faire part par écrit : ainsi M. Moréri met le genre au lieu de l’espèce.