Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T06.djvu/579

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
569
FRANÇOIS Ier.

mensonges qui furent semés dans l’Europe sur l’alliance du Turc. ] J’ai parlé ailleurs [1] de la harangue que Charles-Quint fit à Rome, l’an 1536. Ajoutons ici que les copies qu’il en fit tenir aux princes de l’Empire et aux villes impériales, étaient différentes, et même contraires les unes aux autres [2]. Il retrancha dans les copies destinées aux protestans ce qui leur pouvait déplaire, et y ajouta des choses qui devaient leur être agréables. Il répandit des émissaires dans tous les cercles de l’Empire, pour y publier que le roi de France avait fait brûler à petit feu tous les sujets de l’Empire qui s’étaient trouvés dans son royaume pour trafiquer, ou pour voyager, et qu’il avait traité de même tous les Français qui avaient demeuré en Allemagne : Qu’il avait fait ligue offensive et défensive avec les Turcs : et que c’était de concert avec eux qu’il avait usurpé la Savoie et le Piémont, afin d’attirer dans ces deux provinces toutes les forces de la chrétienté, et de faire naître à Soliman l’occasion de donner sur l’Allemagne, pendant que l’empereur serait occupé vers les Alpes. Ces impostures, qui ne se disaient au commencement qu’à l’oreille, devinrent ensuite le sujet des prédications, et furent autorisées par des libelles approuvés des magistrats ecclésiastiques et séculiers. La calomnie, toute grossière qu’elle était, eut des effets surprenans, et l’Allemagne entière en fut prévenue en moins de quinze jours. Le plus fameux de tous ces libelles fut celui qui se débita dans Nuremberg, avec privilége de l’empereur. Il portait pour devise une épée environnée de flammes, et contenait un défi à feu et à sang de l’empereur au roi et à toute la nation française, s’ils ne renonçaient dans quinze jours à l’alliance des Turcs. Ce libelle fut suivi d’un autre de même nature, qui marquait le jour qu’avait été fait ce défi prétendu, et le nom du hérault, avec quelques circonstances qu’on disait avoir été tirées de son procès verbal ; et comme personne ne se mettait en devoir de découvrir la fourbe, elle eut tout son effet, puisqu’elle jeta dans les esprits des semences de haine contre la France, qui y demeurèrent après même qu’on les eut désabusés..... Langey trouva ces libelles à son arrivée dans Francfort, et y fit deux réponses, l’une en allemand et l’autre en latin. Il se prévalut admirablement de la conjoncture que les marchands de tous les cercles de l’Empire retournaient de la foire de Lyon. Il les fit comparaître devant le magistrat de Strasbourg : et leurs dépositions furent imprimées et envoyées de tous côtés. Elles portaient qu’on les avait traités en France avec toute sorte d’humanité : que le défi de l’empereur était une fable : et que bien loin que les Français outrageassent sans sujet les Allemands, ils ne les recherchaient pas même pour le fait de la religion. Ainsi l’imposture céda à la vérité [3].

Voici une autre imposture encore plus étonnante. « Frégos [4] et Rincon [5] s’étaient défaits de leurs papiers à la sollicitation de Langey ; et ceux qui les avaient tués [6], principalement pour avoir ces papiers, furent tout-à-fait surpris de n’en trouver aucun. Ils s’en fussent pourtant consolés, si le meurtre fût demeuré dans les ténèbres ; mais après que Langey l’eut rendu plus clair que le jour, le conseil de l’empereur en Italie prévit que la France en tirerait de grands avantages par toute l’Europe, surtout dans l’Allemagne, où l’on avait plus d’égard à la foi publique qu’ailleurs, s’il n’y remédiait par une imposture. Il feignit que des pêcheurs avaient trouvé dans le Pô les hardes et les cassettes des ambassadeurs, et forgea sut ce mensonge des instructions et des chiffres à sa mode, qu’il publia comme ayant été collationnés aux originaux. L’in-

  1. Tome V, pag. 68, remarque (E) de l’article de Charles-Quint.
  2. Varillas, Histoire de François Ier., liv. VIII, pag. 310, l’ann. 1536,
  3. Là même.
  4. C’était un Génois que François Ier., envoyait à Venise en qualité d’ambassadeur ordinaire. Var. Hist. de Franç. Ier., l. IX, p. 403.
  5. Il était né sujet du roi d’Espagne, et avait négocié pour François Ier. secrètement avec Soliman, et alors il allait à la Porte comme ambassadeur de France. Varillas, même.
  6. Le marquis du Guast Les fit tuer sur le Pô, comme Langey l’avéra. Varillas, là même, pag. 407 et suiv., à l’ann. 1541.