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EURIPIDE.

Aristote, qui nous apprend cette circonstance, nous laisse là : il ne nous dit point les suites, ni l’issue de cette cause : son sujet ne souffrait pas qu’il s’étendît là dessus. Mais si Euripide se tira d’affaire par ce conflit de juridiction, et s’il n’eut rien de plus spécieux à alléguer, il faut convenir que sa cause n’était guère bonne, et qu’il a trouvé des amis et des défenseurs qui l’ont mieux plaidée que lui. Je ne mets point Cicéron parmi ses apologistes ; car il n’a point pris la peine de justifier que la distinction d’Hippolyte fût dans le cas de la règle que lui, Cicéron, venait d’établir, il s’est contenté d’alléguer en général cette distinction, avec un adverbe d’éloge : Non falsum jurare perjurare est, dit-il [1], sed quod ex animi tui sententiâ juraris, sicut verbis concipitur more nostro, id non facere perjurium est. Scitè enim Euripides, juravi linguâ, mentem injuratam gero. Le scoliaste d’Euripide a donné un meilleur éclaircissement ; il veut que la pensée du poëte soit celle-ci. Hippolyte n’avait point compris de quoi il était question, quand on l’avait fait jurer : on lui avait déguisé les choses, et de bonne foi, il les avait entendues d’une certaine manière, et il avait juré selon l’état de la question qu’il entendait. Après cela, on lui fit voir un autre état de l’affaire, et l’on prétendit qu’il s’était lié par son serment : il répondit que jamais son intention n’avait été de jurer cela, et qu’ainsi sa langue seule avait juré. Il me semble que voilà un cas bien différent des équivoques et des restrictions mentales. Hippolyte, selon cette hypothèse, doit jouir des prérogatives de l’ignorance, qui disculpe dans le barreau. Si certum est eum qui juravit, aliquod factum supposuisse, quod reverà se ita non habeat, ac nisi id credidisset non fuisse juraturum, non obligavit juramentum [2]. Mais néanmoins la maxime d’Euripide, généralement parlant, est très-mauvaise : il n’y a point de parjure que l’on ne pût excuser par-là. Ceux qui usent d’équivoques ne peuvent-ils pas dire que leur pensée et leur langue n’étaient point d’accord, que celle-ci a juré, et que celle-là n’a point juré ? M. Barnes, pour justifier Euripide, observe [3] entre autres choses, qu’Hippolyte aima mieux mourir que de violer ce serment verbal.

(Y) Il dogmatisa si gravement pour les avares, que toute la compagnie s’en ému. ] On aurait chassé l’acteur, si Euripide ne fût venu lui-même prier le peuple de se donner un peu de patience, l’assurant qu’on verrait bientôt la fin malheureuse de cet avare, dont les maximes avaient tant choqué la compagnie. C’est à Sénèque que nous sommes redevables de cette particularité. Il rapporte en vers latins les maximes de cet avare, et puis il ajoute : Cùm hi novissimi versus in tragœdiâ Euripidis pronuntiati essent, totus populus ad ejiciendum et actorem et carmen consurrexit uno impetu : donec Euripides in medium ipse prosiluit, petens, ut exspectarent, viderentque quem admirator auri exitum faceret. Dabat in illâ fabulâ pœnas Bellerophontes, quas in suâ quisque dat. Nulla enim avaritia sine pœnâ est, quamvis satis sit ipsa pœnarum [4]. L’équité veut que l’on se contente de cette sorte d’apologie. Le même poëte s’en servit pour son Ixion. Quelques personnes trouvèrent mauvais qu’il représentât sur le théâtre un homme aussi méchant et aussi impie que celui-là ; prenez garde, leur répondit-il, qu’avant que de le laisser disparaître je l’attache sur une roue [5]. C’est ce qu’il y avait de meilleur dans les tragédies ; on voyait triompher la vertu persécutée ; on y voyait enfin le châtiment des méchans : mais néanmoins il était à craindre que certains exemples et certains discours ne devinssent contagieux. Voyez le reproche qu’on fait à notre Euripide dans Aristopha-

  1. Cicero, Officior. lib. III, cap. XXIX.
  2. Grotius, de Jure Belli et Pacis, lib. II, cap. XIII, num. 4. Dans la note, il applique sa maxime à Hippolyte.
  3. In Vitâ Eurip., pag. 22.
  4. Seneca, epist. CXV, pag. m. 452.
  5. Ὥσπερ ὁ Εὐριπίδης εἰπεῖν λέγεται πρὸς τοὺς τὸν Ἰξίωνα λοιδοροῦτας ὡς ἀσεϐῆ καὶ μιαρόν, Οὐ μέν τοι πρότερον αὐτὸν ἐκ τῆς σκηνῆς ἐξήγαγον ἢ τῷ τροχῷ προσηλῶσαι. Quemadmodum Euripides fertur Ixionem ut impium flagitiosemque conviciantibus dixisse, enimvero non antè eum è scenâ eduxi, quam rotæ affligerem. Plutarch., de Audiendis Poëtis, pag. 19.