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EURIPIDE.

petite ville d’Italie, ne le put faire ; il fut obligé de la désigner par certaines propriétés : elle s’appelait Equotutium, ce mot ne pouvait être placé dans un hexamètre.

Quattuor hinc rapimur vigenti et millia rhedis
Mansuri oppidulo, quod versu dicere non est,
Signis perfacile est [1]...........


Quelquefois c’est un bonheur d’avoir un nom intraitable par rapport aux lois poétiques [2].

(H) Ses vers rendirent un très-grand service aux soldats athéniens, dans la Sicile. ] L’armée des Athéniens, commandée par Nicias, éprouva dans la Sicile tout ce que la mauvaise fortune peut faire sentir de plus funeste. Les vainqueurs abusèrent de leur avantage avec la dernière cruauté : mais quelque durement qu’ils traitassent les soldats athéniens, ils firent cent honnêtetés à tous ceux qui leur pouvaient réciter des vers d’Euripide. Plusieurs, qui après s’être sauvés de la bataille ne savaient que devenir, et erraient de lieu en lieu, trouvèrent une ressource en chantant les vers de ce poëte. Ils gagnèrent leur vie à cela : on leur donnait et à manger et à boire, en récompense de ces chansons. Τότε γοῦν ϕασὶ τῶν σωθέντων οἴκαδε συχνοὺς ἀσπασάσθαι τὸν Εὐριπίδην ϕιλοϕρόνως, καὶ διηγεῖσθαι τοὺς μέν, ὅτι δουλεύοντες ἀϕείθησαν, ἐκδιδάξαντες ὅσα τῶν ἐκείνου ποιημάτων ἐμέμνηντο, τοὺς δ᾽ ὅτι πλανώμενοι μετὰ τὴν μάχην, τροϕῆς καὶ ὕδατος μετέλαϐον τῶν μελῶν ᾄσαντες. Plures autem tunc commemorant, qui sospites domum reversi sunt, Euripidem benignè salutavisse, ac prædicâsse alios fuisse se manumissos, quòd quæ ipsius carmina tenuerant memoriâ, illos ea docuissent, alios palantes post pugnam fuisse cibo et potu adjutos, quùm versus illius canerent [3]. Ce fut sans doute un très-grand plaisir à Euripide, que de voir venir chez lui plusieurs de ces malheureux, pour lui témoigner leur reconnaissance de ce que ses vers leur avaient sauvé la vie et la liberté. Les Siciliens donnèrent une autre marque bien éclatante de leur estime pour Euripide. Un bâtiment caunien, poursuivi par des pirates, tâchait de se sauver dans quelque port de Sicile, et ne put en obtenir la permission, qu’après qu’on eut su qu’il y avait des personnes sur ce bâtiment, qui savaient des vers d’Euripide [4]. Il ne faut pas oublier qu’on leur demanda s’ils en savaient. Cette seule question signifie plus que je ne saurais exprimer. Rapportons au passage de M. le Fèvre [5]. « Euripide devait être touché d’un sentiment de gloire bien doux, quand il voyait chaque jour quelques-uns de ces misérables, qui le venaient remercier comme leur libérateur, et lui dire que ses vers avaient changé leur mauvais destin, et leur avaient plus servi que s’ils eussent eu un passe-port signé de la main des cinq éphores, et des deux rois de Lacédémone [6] ! C’était donc un grand et glorieux poëte qu’Euripide ; mais que dirons-nous des Siciliens de ce temps-là ? n’était-ce pas d’honnêtes gens ? Le mal est qu’un si bel exemple n’a point eu de suite, et qu’aujourd’hui telles histoires ne passeraient en France et en Espagne que pour des contes de la vieille Grèce, que l’on a toujours appelée mensongère. »

(I) Ses pièces remportèrent le prix assez rarement. ] De soixante-quinze tragédies qu’il avait faites, il n’y en eut que cinq qui le remportassent. C’est Varron qui dit cela. Euripidem quoque M. Varro ait cùm quinque et septuaginta tragœdias scripserit, in quinque solis vicisse, cùm eum sæpè vincerent aliqui poëtæ ignavissimi [7]. Ceux qui vainquaient Euripide étaient la plupart du temps des poëtes à la douzaine, comme Varron le remarque. Il ne s’en faut pas étonner : car alors la cabale [8], encore plus peut-être que présentement, décidait du sort des pièces ; et il n’y avait point de mauvaises voies que l’on

    mation de MM. de Port-Royal, Combien la rime a-t-elle engagé de gens à mentir ! Art de penser, IIIe. part., chap. XIX, pag. m. 366.

  1. Horat., sat. V, lib. I, vs. 86.
  2. Voyez tome III, pag. 60, la fin de la remarque (C) de l’article Balesdens.
  3. Plut., in Niciâ, sub finem, pag. 542, C.
  4. Idem, ibidem.
  5. Vie des Poëtes grecs, pag. 96.
  6. Gylippus, général des Lacédémoniens, avait battu les Athéniens en Sicile.
  7. Aulus Gellius, lib. XVII, cap. IV.
  8. Menander à Philemone nequaquam pari scriptore in certaminibus comœdiarum ambitu, gratiâque et factionibus sæpenumero vincebatur.