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ÈVE.

val le critique finement dans son mois de mars 1696 [1]. On ne saurait dire trop de mal d’un pareil livre, ni pardonner à l’auteur la licence qu’il s’est donnée de mêler à un sujet comme celui-là tant d’inventions romanesques, et si éloignées de la gravité, et si propres à une histoire comique. Arrêtons-nous seulement à quelques pensées qui ont du rapport à Ève. L’auteur assure [2] que ce fut un effet de la bonté de Dieu envers Adam, de vouloir qu’il dormît alors [3] sachant bien qu’en peu de temps il perdrait le repos dans la compagnie de sa femme... Adam étant doué de l’esprit de prophétie, continue-t-il, pouvait prévoir les maux que la naissance d’Ève devait causer à tout le genre humain ; ainsi Dieu l’excite peut-être à dormir, de peur qu’il ne s’opposât à la création de sa femme... Ne semblait-il pas que Dieu, en créant une seule femme pour Adam, faisait entendre aux hommes qu’ils devaient se contenter d’un seul mariage ? mais peut-être le faisait-il pour une autre raison : c’est qu’il ne voulait pas multiplier ses peines, en lui donnant plusieurs femmes, n’y ayant rien d’ordinaire qui soit plus capable d’exercer la patience de l’homme, et de troubler son repos, que les soins du mariage [4]. Il suppose [5] qu’Ève était si belle, qu’Adam fut sur le point de l’adorer comme une divinité [6]. Il n’y a point de roman où l’on fasse une déclaration d’amour plus passionnée que celle qu’Adam fait ici [7]. L’auteur ne trouve point d’incident plus vraisemblable pour prévenir la suite des emportemens avec lesquels le premier homme exprimait la tendresse de son cœur, que de feindre que Dieu vint lui-même interrompre la conversation [8]. Adam avertit sa femme de ne point toucher à ce fruit fatal qui devait apporter la mort au monde [9]. « Cette défense rendit Ève curieuse ; car c’est réveiller la curiosité d’une femme, que de lui défendre quelque chose. La défense excite et enflamme ses désirs, qui sont pour l’ordinaire ardens pour les choses permises, mais insatiables pour les défendues. Emportée donc par cette impatience, qui creusait le tombeau de leur félicité, elle quitte Adam, pour jouir sans témoin et sans reproche de la vue d’un fruit qu’elle estimait le plus exquis de tous, parce qu’il était défendu [10]. » Cela ne marche point sans une moralité, qui apprend aux femmes à se tenir sous les yeux de leurs maris. « Plus une femme s’éloigne de son mari, plus elle s’approche de sa perte : tant qu’elle en est séparée, elle est en danger de se perdre : parce qu’elle fait naître l’occasion, et donne la hardiesse à tout le monde de lui tendre des piéges. Une femme étant toute seule est exposée à la tentation même d’un serpent. La lune s’éclipse, lorsqu’elle est trop proche du soleil ; mais la femme au contraire souffre des éclipses funestes dans sa pudicité, lorsqu’elle est éloignée de son mari [11]. » Laissons les complimens que l’auteur suppose que le serpent déguisé en jeune fille fit à Ève ; mais remarquons qu’il prétend qu’il inséra une menterie dans sa réponse [12], et qu’elle eut recours aux soupirs, aux larmes, aux caresses et aux baisers passionnés [13], afin de porter Adam à manger la pomme qu’elle lui offrait. Devineriez-vous jamais l’occupation que Lorédano donne à Dieu ? Cependant, dit-il [14], Dieu se promenait dans le jardin, et prenait le frais que les zéphyrs donnent, lorsque sur le déclin du jour ils soufflent avec un peu plus de force. Cette action de la divine majesté marquait l’inquiétude que lui causait le péché de l’homme ; puisque, pour modérer l’ardeur de sa juste colère, il semblait mendier le secours de ces vents toujours tempérés. Un poëte païen ne serait pas excusable d’avoir dit une telle chose de Jupiter : nous laissons

  1. Article IV, pag. 327 et suiv.
  2. Lorédano, Vie d’Adam, pag. 37, 38, édition d’Amsterdam, 1696.
  3. C’est-à-dire, quand Ève fut faite.
  4. Loréd., Vie d’Adam, pag. 41.
  5. Là même, pag. 42.
  6. Là même, pag. 44.
  7. Là même, pag. 45.
  8. Là même, pag. 47.
  9. Là même, pag. 49.
  10. Là même, pag. 50.
  11. Là même, pag. 51.
  12. Là même, pag. 58.
  13. Là même, pag. 71.
  14. Là même, pag. 77.