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ÈVE.

bonne garde, qu’elle ne pouvait pas s’écarter de son devoir ; on la détache, et on la met en état de se servir et d’abuser de la liberté. Que penserions-nous d’un médecin qui emploierait les incisions, l’ure, seca, pour guérir ceux qui ne seraient pas assez adonnés au plaisir des sens, et qui ne guérirait pas ceux qui y seraient trop adonnés ; qui chasserait le mépris du vin, et laisserait en repos l’ivrognerie [1] ? Il faut donc rejeter comme abominables les hypothèses de cet auteur juif.

(K) Un bel esprit... fit un sonnet...... profane. ] On voit bien que je désigne le fameux sonnet de Sarrasin, Quand Adam vit cette jeune beauté. La conclusion est non-seulement trop satirique contre le sexe, mais aussi d’un libertinage qui va jusqu’à l’impiété.

Cher Charleval, alors en vérité,
Je crois qu’il fut une femme fidèle ;
Mais comme quoi ne l’aurait-elle été ?
Elle n’avait qu’un seul homme avec elle.
Or en cela nous nous trompons tous deux,
Car, bien qu’Adam fût jeune et vigoureux,
Bien fait de corps, et d’esprit agréable ;
Elle aima mieux, pour s’en faire conter,
Prêter l’oreille aux fleurettes du Diable,
Que d’être femme et ne pas coqueter [2].


On dirait que Sarrasin écrivit cela pendant l’accès d’une furieuse jalousie, et ayant appris tout fraîchement que sa maîtresse avait eu beaucoup de civilité pour quelques jeunes blondins qui l’avaient louée ; car voilà l’un des caprices de l’amour. Un homme n’est jamais plus disposé à pester contre les femmes en général que lorsqu’il sait que celle qui l’aime, et qu’il aime, écoute agréablement les douceurs que d’autres lui disent ; qu’elle s’engage volontiers à un tête-à-tête ; qu’elle se divertit fort bien où il n’est pas, etc. Il voudrait que dès qu’une femme a lié avec lui une intrigue d’amour, elle regardât de haut en bas tous les autres hommes et rejetât dédaigneusement toutes leurs cajoleries, et devînt à leur égard chagrine, incivile, farouche, brutale ; et quand il voit tout le contraire, comme cela lui arrive assez souvent, il se dépite, et il s’emporte avec si peu d’équité, qu’il faut que tout le beau sexe en pâtisse. Il se déchaîne contre toutes les femmes ; il les accuse toutes d’être coquettes essentiellement : et s’il faisait alors une logique, et qu’il en fût au traité des universaux, il donnerait la coquetterie pour le proprium quarto modo du sexe féminin, pour cette propriété quæ convenit omni, soli, et semper subjecto, et cum eo reciprocatur. Il serait fort éloigné de cette injustice s’il n’était pas amoureux ; car il ne verrait rien de condamnable dans le plaisir qu’elles trouvent à être flattées et cajolées, et dans la manière honnête et civile dont elles répondent à un compliment. Il ne donne pas même dans cette injustice lorsqu’il est fort amoureux, et qu’on n’est coquet que pour lui ; c’est donc la jalousie qui le fait tant déclamer ; c’est elle qui le porte à répandre ses médisances non-seulement sur la maîtresse infidèle, ou prétendue infidèle, mais aussi sur toutes les femmes en général, comme si la coquetterie en était inséparable. Peut-on voir un caprice plus bourru et plus aveugle que celui de ces galans jaloux ? Ils ne peuvent pas même endurer que leurs maîtresses témoignent à leurs maris une complaisance caressante. Voici l’une de leurs complaintes à ce sujet-là.

Je penserais n’être pas malheureux,
Si la beauté dont je suis amoureux
Pouvait enfin se tenir satisfaite
De mille amans avec un favori :
Mais j’enrage que la coquette
Aime encor jusqu’à son mari [3].

(L) Il y a quelques autres choses à reprendre dans le Lorédano. ] Je ne considère ici que son ouvrage de la Vie d’Adam : c’est un livre qui a été traduit d’italien en français : cette traduction, faite sur une huitième édition, imprimée à Venise, par Valvasense [4], fut publiée à Paris l’an 1695, et contrefaite bientôt après à Amsterdam. On a vu, dans le Mercure Galant du mois de décembre de la même année, une fort bonne critique de cet écrit [5]. M. Basnage de Beau-

  1. C’est-à-dire, qu’il ne la combattrait que par des remèdes palliatifs, et dont il connaîtrait et prévoirait l’inutilité.
  2. Sarrasin, Poësies, pag. 61, édition de Paris, 1658, in-12.
  3. Bussi Rabutin, Histoire amoureuse des Gaules.
  4. Préface de la traduction française.
  5. Voyez la remarque (A) de l’article Valérius, tome XIV.