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ÈVE.

et qu’avec cet équipage il s’approcha d’Ève pour la tenter. 7o. Il y en a qui disent [1] que ce tentateur tira de grands avantages de ce qu’Ève ne rapporta point la défense dans les mêmes termes que Dieu la leur avait faite. Dieu leur avait défendu de manger de l’arbre de science de bien et de mal, mais Ève dit au serpent que Dieu leur avait défendu de manger de cet arbre, et de le toucher. Or comme elle passait près de cet arbre, le serpent la prit et la poussa contre, et lui ayant fait remarquer qu’elle n’en était point morte, il en inféra qu’elle ne serait pas morte non plus si elle en avait mangé. Quelques pères et quelques théologiens modernes [2] condamnent Ève, sur son peu d’exactitude à rapporter ce qu’elle avait ouï de Dieu, et l’on peut dire que c’était un mauvais présage pour la mémoire de l’homme. C’était apparemment la première fois qu’on redisait à un autre ce que l’on avait ouï dire : on y fit bien des changemens, et l’on était encore dans le bienheureux état d’innocence. Se faut-il étonner que tous les jours l’homme pécheur fasse des récits infidèles, et qu’un fait ne puisse passer de bouche en bouche pendant quelques heures sans être défiguré ? Cela soit dit en passant, comme aussi ce que je vais ajouter ; c’est qu’il y a des auteurs qui veulent qu’Ève n’ait su la défense que par le rapport d’Adam, et qu’Adam lui ait fait accroire de son chef qu’il ne leur était pas même permis de toucher à l’arbre ; qu’il lui ait, dis-je, fait accroire afin de la rendre plus circonspecte. Précaution inutile. 8o. Quelques-uns [3] nient que le serpent ait parlé à Ève : il se fit entendre, disent-ils, ou par son sifflement, ou par quelques signes ; car en ce temps-là l’homme entendait la voix de toutes les bêtes. Cajetan [4] n’a point voulu reconnaître dans la tentation d’Ève l’intervention de la voix : il veut que le serpent ne se soit servi que de suggestions intérieures. 9o. Un rabbin, nommé Lanjado, a tellement pointillé [5] sur l’expression vous mourrez de mort, qu’il a cru que le serpent présupposa qu’elle contenait la menace d’une double mort, dont l’une devait dépendre de la qualité du fruit défendu, et l’autre de la défense d’en manger ; ou bien l’une devait être causée par le bois de l’arbre, l’autre par le fruit : là-dessus le serpent, par un vrai tour de sophiste, et comme s’il avait voulu fuir le mensonge à la faveur des équivoques, nia que cette menace dût être suivie de l’effet par rapport au bois de l’arbre ; il persuada donc à Ève de goûter de ce bois ; et comme elle y trouva un goût agréable, elle conclut que le fruit serait encore tout autre chose : ainsi elle en mangea. Distillateurs des saintes lettres, vous seriez moins blâmables, si vous abusiez de votre loisir dans les distillations chimiques, pour la recherche du fantôme de la pierre philosophale. 10o. On a feint que le serpent se donna un visage semblable à celui d’une belle fille, lorsqu’il voulut tenter Ève. Nicolas de Lyra fait mention de cette creuse fantaisie [6], et l’on voit dans les Bibles allemandes, imprimées avant Luther, entre autres figures, celle d’un serpent qui a un visage de fille tout-à-fait joli :

Desinit in piscem mulier formosa supernè [7].


Les sirènes étaient aussi un composé monstrueux, dont la partie supérieure ressemblait à une fille. Leur voix trompeuse et traîtresse peut bien être comparée à celle de ce serpent ; mais plût à Dieu qu’Ève eût fait ce que l’on a dit d’Ulysse ! Elle prêta trop l’oreille aux discours de ce séducteur : ce n’est pas qu’il faille ajouter beaucoup de foi à tous les beaux complimens qu’Alcimus Avitus fait intervenir de part et d’autre [8] ; car, selon le narré de Moïse, cette grande affaire se vida en très-peu de mots. Jamais il n’y eut entreprise de telle importance : il s’agissait de la destinée du genre humain pour tous

  1. Apud Rivinum, pag. 73.
  2. Ambrosius, de Paradiso, cap. II. Rupertus de Trinit., lib. III. Cajetanus, Pererius, Calvinus, Œcolampadius, Lutherus, Gerhardus, apud Rivinum, pag. 73, 74.
  3. Apud Rivinum, pag. 103.
  4. Ibidem, pag. 104.
  5. Ibidem, pag. 122.
  6. Voyez Rivinus, pag. ult.
  7. Horat., de Arte poët., vs. 4.
  8. Voyez les Nouvelles de la République des Lettres, juillet 1686, pag. 764. On y a relevé quelques fautes de Garasse.