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ÈVE.

l’animal même que nous appelons ainsi qui tenta la femme d’Adam, et ils supposent qu’en ce temps-là le serpent avait des conversations familières avec l’homme, et qu’il ne perdit l’usage de la parole qu’en punition de la malice avec laquelle il avait abusé de la simplicité de cette femme ; mais cette opinion est si absurde, qu’il est étonnant de dire qu’un auteur tel que Josephe n’ait pas eu honte de l’avancer. Je m’étonne moins de cela, que de voir qu’un aussi grand visionnaire que Paracelse ait dit [1] que non-seulement le premier serpent a eu la force, par une permission spéciale de Dieu, d’élever Adam et Ève à un degré sublime de connaissance naturelle, mais qu’encore aujourd’hui toutes sortes de serpens retiennent la connaissance des plus hauts mystères naturels, par une volonté particulière de Dieu. 2o. Quelques rabbins [2] conviennent avec Josephe que le tentateur d’Ève n’était qu’un serpent ; mais au lieu de dire, comme fait cet historien, que le serpent tenta cette bonne femme, poussé d’un esprit d’envie par la considération du bonheur promis à l’homme, en cas qu’il ne désobéît point à Dieu, ils disent que l’esprit d’impudicité l’y poussa. Il aperçut Adam et Ève jouissant l’un de l’autre, comme les lois du mariage le permettent : il les vit tout nus occupés à cet exercice ; cet objet fit naître en lui des passions fort déréglées ; il souhaita d’occuper la place d’Adam, et il espéra que ce bonheur lui arriverait si Ève devenait veuve : or il crut que son embuscade ne serait funeste qu’au mari, parce que ce serait le mari qui mangerait la pomme tout le premier ; il résolut donc de dresser la batterie. Peut-on débiter des impertinences plus mal concertées ? Un tentateur qui aurait eu ces motifs, aurait-il fait manger la pomme à la femme, en l’absence de son mari. 3o. Si nous en croyons Abarbanel [3], le serpent ne fut tentateur que par les mauvaises conséquences qu’on tira de sa conduite. Il n’eut aucun dessein de faire du mal, il ne dit pas un seul mot à Ève ; il eut facilement l’industrie que les autres bêtes n’eurent pas de monter sur l’arbre de science de bien et de mal, et d’en manger du fruit. Ève voyant qu’il ne s’en portait pas moins bien, en conclut qu’il n’y avait rien à craindre de cet arbre, et en mangea sans avoir peur d’en mourir. N’est-ce pas mépriser l’Écriture encore plus qu’Ève n’aurait méprisé la défense, que d’expliquer ainsi un récit où il est parlé si précisément d’un dialogue entre le serpent et la femme ? 4o. Quelques anciens hérétiques ont rêvé que le serpent tentateur fut une vertu [4], que Jaldabaoth produisit sous la forme d’un serpent. Ce Jaldabaoth avait du dépit qu’une divinité plus grande que lui eût fait marcher l’homme, qui auparavant n’était qu’un ver, et qu’elle lui eût donné la connaissance des divinités supérieures ; car Jaldabaoth eût été bien aise de passer seul pour le vrai Dieu. Le dépit donc lui fit produire le serpent du paradis, à la parole duquel Ève ajouta foi, comme à celle du fils de Dieu. Ces hérétiques avaient une grande vénération pour le serpent ; car c’est lui, disaient-ils, qui ayant pris du fruit de l’arbre, a communiqué la science du bien et du mal au genre humain. On les appelait Ophites. 5o. Ils poussaient plus loin leurs furieuses rêveries, si nous en croyons saint Augustin [5] : car ils prétendaient que le serpent tentateur était Jésus-Christ ; et c’est pour cela qu’ils nourrissaient un serpent qui, à la parole de leurs prêtres, se glissait sur leurs autels, et se repliait sur leurs oblations et les léchait, après quoi il se renfermait dans sa caverne : et quant à eux ils croyaient alors que Jésus-Christ était venu sanctifier leurs symboles, et ils faisaient leur communion. Le sentiment le plus véritable, savoir qu’Ève fut séduite par le démon caché sous le corps d’un serpent, a été joint à mille suppositions par la licence que l’esprit humain s’est donnée. 6o. Car il y a des rabbins [6] qui disent que Sammaël, le prince des diables, se mit à cheval sur un serpent de la grandeur d’un chameau,

  1. Paracels., de Myster. Vermium, apud Rivinum, Serpent. seduct., pag. 24.
  2. Salom. Jarchi, apud Rivinum, ibidem, pag. 27.
  3. Apud Rivinum, ibid., pag. 95 et seq.
  4. Tertullianus, de Præscript. adv. Hæret., cap. XLVII, Epiphan., Hæres. XXXVII,
  5. August., de Hæres, cap. XVII.
  6. Vide Rivinum, pag. 5, 43, 44.