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ÉPICURE.

rum ; una eorum qui censerent, ornnia ita fato fieri, ut id fatum vim necessitatis afferret, in quâ sententiâ Democritus, Heraclitus, Empedocles, Aristoteles fuit ; altera eorum, quibus viderentur sine ullo fato esse animorum motus voluntarii : Chrysippus tanquam honorarius arbiter, etc. [1]. Épicure, ne pouvant s’accommoder d’une opinion qui paraissait renverser toute la morale, et réduire l’âme humaine à la condition d’une machine, abandonna sur ce point le système des atomes, et se rangea du parti de ceux qui admettaient le franc arbitre dans la volonté de l’homme. Il se déclara contre la nécessité fatale, et il prit même des précautions inutiles ; car, de peur que l’on n’inférât que, si toute proposition est vraie ou fausse, tout arrive fatalement, il nia que toute proposition soit vraie ou fausse[2]. Cependant il aurait pu accorder cela sans que personne en eût pu raisonnablement conclure la nécessité du fatum. Considérez bien de quelle manière Cicéron lui montre la vérité de ce que je viens de dire. Licet enim Epicuro concedenti, omne enuntiatum aut verum aut falsum esse, non vereri ne omnia fato fieri sit necesse. Non enim æternis caussis naturæ necessitate manantibus, verum est id quod ita enunciatur : Descendit in Academiam Carneades, nec tamen sine caussis. Sed interest inter caussas fortuitò antegressas, et inter caussas cohibentes in se efficientiam naturalem. Ita et semper verum fuit : Morietur Epicurus, quùm duo et septuaginta annos vixerit, archonte Pytharato : neque tamen erant caussæ fatales cur ita accideret : sed quod ita cecidisset, certè casurum sicut cecidit fuit [3]. Cette doctrine de Cicéron a été amplement développée dans les cours de philosophie des jésuites : il n’y a point de philosophes plus ardens qu’eux à soutenir que duarum propositionum contradictoriarum de futuro contingenti, altera est determinatè vera, altera falsa ; et néanmoins on ne voit guère de gens qui se déclarent plus qu’eux pour le dogme de la liberté d’indifférence. Concluons de là qu’il se trouve des moyens de concilier le franc arbitre de l’homme avec l’hypothèse que toute proposition est vraie ou fausse. Mais, comme Épicure n’était pas fort assuré de son fait, il craignit de s’embarrasser s’il ne niait ce dogme : il n’en connaissait pas tous les tenans et aboutissans ; et ainsi, pour jouer au plus sûr, il aima mieux se retrancher dans la négative. Chrysippe n’y était guère plus éclairé ; car il croyait qu’à moins de prouver que toute proposition est vraie ou fausse, il ne viendrait pas à bout de prouver que toutes choses arrivent par la force du destin. Contendit omnes nervos Chrysippus, ut persuadeat omne ἁξίωμα aut verum esse aut falsum. Ut enim Epicurus veretur, ne, si hoc concesserit, concedendum sit fato fieri quæcunque fiant (si enim alterutrum ex æternitate verum sit, esse id etiam certum ; et si certum, etiam necessarium : ita et necessitatem et fatum confirmari putat) ; sic Chrysippus metuit, ne, si non obtinuerit, omne quod enunciatur, aut verum esse aut falsum, omnia fato fieri possint ex caussis æternis rerum futurarum [4]. Ni l’un ni l’autre de ces deux grands philosophes ne comprit que la vérité de cette maxime, toute proposition est vraie ou fausse, est indépendante de ce qu’on appelait fatum : elle ne pouvait donc point servir de preuve à l’existence du fatum, comme Chrysippe le prétendait, et comme Épicure le craignait. Chrysippe n’eût pu accorder, sans se faire tort, qu’il y a des propositions qui ne sont ni vraies ni fausses, mais il ne gagnait rien à établir le contraire ; car, soit qu’il y ait des causes libres, soit qu’il n’y en ait point, il est également vrai que cette proposition, le grand Mogol ira demain à la chasse, ou n’ira pas, est vraie ou fausse. On a eu raison de considérer comme ridicule ce discours de Tirésias [5], tout ce que je dirai arrive-

  1. Cicero, de Fato, cap. XVII. Voyez ci-dessous, citation (183).
  2. Voyez Cicéron, de Nat. Deor., lib. I, cap. XIX et seqq. et Quæst. academ., lib. IV, cap. XIII.
  3. Idem, de Fato, cap. IX.
  4. Idem, ibid., cap. X.
  5. Quid hoc refert vaticinio illo ridiculo Tiresiæ ? quidquid dicam aut erit aut non. Boetius, de Consol. philosoph., lib. V, prosa III, pag. m. 124.