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ÉPICURE.

Donnons un essai de cela : feignons qu’Épicure lui disait : Vous me traitez d’impie, parce que j’enseigne que les dieux ne se mêlent point du gouvernement du monde : et moi je vous accuse de ne savoir pas raisonner, et outre cela de faire un grand tort aux dieux. Est-ce suivre les lumières de la raison, que de croire que Jupiter a toute puissance sur la machine du monde, lui qui est fils de Saturne et petit-fils du Ciel ? C’est bien à une divinité de trois jours comme lui, à conduire la matière qui est un être éternel et indépendant ! Sachez que tout ce qui a commencé n’est que d’hier et d’aujourd’hui en comparaison de l’éternité. Ne renversez donc point l’ordre, en soumettant à un dieu si jeune la matière de l’univers. Passons à l’autre point ; répondez-moi, s’il vous plaît : les dieux sont-ils contens de leur administration, ou en sont-ils mécontens ? Prenez bien garde à mon dilemme : s’ils sont contens de ce qui se passe sous leur providence, ils se plaisent au mal ; s’ils en sont mécontens, ils sont malheureux : or, il est contre les notions communes qu’ils aiment le mal, et qu’ils ne soient pas heureux. Ils n’aiment point le mal, répondrait le prêtre ; ils le regardent comme une offense qu’ils punissent sévèrement : de là viennent les pestes, les guerres, les famines, les naufrages, les inondations, etc. Je conclus de votre réponse, répliquerait Épicure, qu’ils sont malheureux ; car il n’y a point de vie plus malheureuse que d’être continuellement exposé à des offenses, et continuellement exposé à s’en venger. Le péché ne cesse point parmi les hommes ; il n’y a donc aucun moment dans la journée où les dieux ne reçoivent des affronts : la peste, la guerre, et les autres maux que vous venez de nommer, ne cessent jamais sur la terre ; car s’ils finissent de temps en temps dans un pays, ils ne finissent jamais à l’égard de tous les peuples, et ainsi, les dieux n’ont pas plus tôt achevé de se venger d’une nation, qu’il faut qu’ils commencent d’en punir une autre. C’est toujours à recommencer : quelle vie est-ce que cela ? Que pourrait-on souhaiter de plus atroce à son mortel ennemi[1] ? J’aime bien mieux leur attribuer un état tranquille et sans aucun soin. Mais, dirait le prêtre, vous voulez donc qu’ils regardent de sang-froid et sans y apporter nul remède les désordres du genre humain ? Cette indifférence leur est-elle bien honorable ? Ne sont-ils pas venus depuis que le ciel était formé ? dirait Épicure : ne dites-vous pas que le plus ancien des dieux qui règnent présentement compte le Ciel pour son grand-père ? Ils n’ont donc point fait le monde ; ce n’est donc point à eux à s’intéresser à ce qui se passe sur la terre ou ailleurs ? Ils savent que la matière existe de toute éternité et qu’on ne change pas la nécessité fatale des êtres qui existent par eux-mêmes : ils laissent donc passer le torrent, et n’entreprennent pas de réformer un ordre immuable. Et il ne faudrait pas s’étonner que leurs perfections fussent limitées ; car vous avouez que celles de la matière qui existe éternellement sont fort petites. Votre Jupiter et ses assesseurs au conseil céleste n’ont pas bonne grâce de vouloir punir l’impudicité, eux qui sont si infidèles à leurs épouses, et qui ont violé tant de filles. Vous ne sauriez du moins nier, répondrait le prêtre, que le dogme de la providence ne serve beaucoup à tenir les peuples dans leur devoir. Ce n’est pas de quoi il s’agit, lui répondrait-on : ne changez pas l’état de notre dispute. Nous cherchons, non pas ce qui peut avoir été établi comme une invention utile, mais ce qui émane véritablement des lumières de la raison.

(U) Rien de plus pitoyable que sa méthode..... d’expliquer la liberté. ] Il n’y a point de système d’où la nécessité fatale de toutes choses sorte plus inévitablement que de celui qu’Épicure emprunta de Leucippe et de Démocrite ; car ce qu’ils disaient, que le monde s’était formé par hasard, ou par rencontre fortuite des atomes, n’excluait que la direction d’une cause intelligente, et ne signifiait point que la production du monde ne fût la suite des lois éternelles et nécessaires du mouvement des principes corporels. Aussi est-il certain que Démocrite attribuait toutes choses à un destin nécessitant. Quùm duæ sententiæ fuissent veterum philosopho-

  1. Hostibus eveniant talia dona meis.