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ÉPICURE.

nussent l’existence indépendante de la matière, et que cependant ils la soumissent à l’autorité d’un autre être. Il a fallu qu’ils avouassent que l’existence nécessaire peut convenir à une substance qui est d’ailleurs toute chargée de défauts et d’imperfections, ce qui renverse une notion très-évidente, savoir que ce qui ne dépend de quoi que ce soit pour exister éternellement, doit être infini en perfection ; car qui est-ce qui aurait mis des bornes à la puissance et aux attributs d’un tel être ? En un mot, ils ont à répondre à la plupart des difficultés que j’ai supposé qu’Épicure pouvait proposer aux philosophes qui admettaient l’éternité de la matière[1]. Inférez de là en passant qu’il est très-utile à la vraie religion que l’on fasse voir que l’éternité de la matière entraîne après soi la destruction de la providence divine. On montre par ce moyen la nécessité, la vérité et la certitude de la création.

Je suis sûr qu’un des plus grands philosophes de ce siècle, et en même temps l’un des écrivains les plus zélés pour les dogmes de l’Évangile, tombera d’accord qu’en faisant l’apologie d’Épicure telle qu’on l’a vue ex hypothesi dans la remarque précédente, on rend beaucoup de service à la vraie foi. Il enseigne non-seulement qu’il n’y aurait point de providence, si Dieu n’avait point créé la matière, mais même que Dieu ignorerait qu’il y eût une matière, si elle était incréée. Je rapporterai un peu au long ses paroles : les sociniens y trouveront leur condamnation. « Que les philosophes sont stupides et ridicules ! Ils s’imaginent que la création est impossible, parce qu’ils ne conçoivent pas que la puissance de Dieu soit assez grande pour faire de rien quelque chose. Mais conçoivent-ils bien que la puissance de Dieu soit capable de remuer un fétu ? S’ils y prennent garde, ils ne conçoivent pas plus clairement l’un que l’autre ; puisqu’ils n’ont point d’idée claire d’efficace ou de puissance. De sorte que s’ils suivaient leur faux principe, ils devraient assurer que Dieu n’est pas même assez puissant pour donner le mouvement à la matière. Mais cette fausse conclusion les engagerait dans des sentimens si impertinens et si impies, qu’ils deviendraient bientôt l’objet du mépris et de l’indignation des personnes même les moins éclairées. Car ils se trouveraient bientôt réduits à soutenir qu’il n’y a point de mouvement ou de changement dans le monde, ou bien que tous ces changemens n’ont point de cause qui les produise, ni de sagesse qui les règle[2].............. Si la matière était incréée, Dieu ne pourrait la mouvoir ni en former aucune chose. Car Dieu ne peut remuer la matière, ni l’arranger avec sagesse, sans la connaître. Or, Dieu ne peut la connaître, s’il ne lui donne l’être. Car Dieu ne peut tirer ses connaissances que de lui-même. Rien ne peut agir en lui, ni l’éclairer. Si Dieu ne voyait donc point en lui-même, et par la connaissance qu’il a de ses volontés, l’existence de la matière, elle lui serait éternellement inconnue. Il ne pourrait donc pas l’arranger avec ordre ni en former aucun ouvrage. Or, les philosophes demeurent d’accord aussi bien que toi, que Dieu peut remuer les corps. Ainsi, quoiqu’ils n’aient point d’idée claire de puissance ou d’efficace, quoiqu’ils ne voient nulle liaison entre la volonté de Dieu et la production des créatures, ils doivent reconnaître que Dieu a créé la matière, s’ils ne veulent le rendre impuissant et ignorant, ce qui est corrompre l’idée qu’on a de lui et nier son existence[3]. »

Ne finissons pas sans faire cette observation. J’ai fait disputer Épicure contre un philosophe platonicien. Ce n’était pas ménager les avantages ; car il serait venu plus facilement à bout de la plupart des autres sectes que de celles de Platon. Mais son plus grand avantage eût été de disputer avec un prêtre.

    rybdim. Voyez Érasme, chil. I, centur. V, num. 4.

  1. Notez qu’on assure qu’il y a eu des sociniens qui sont devenus spinosistes, à cause des difficultés qu’ils ont trouvées dans l’hypothèse d’un principe matériel existant par lui-même et distinct de Dieu.
  2. Le père Mallebranche, Méditations chrétiennes, IXe. méditation, num. 3, pag. m. 140.
  3. Là même, num. 5, pag. 141, 142.