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ÉPICURE.

mier jour dans l’ouvrage qu’on a entrepris, et que l’on souhaite passionnément d’achever ? Cette image d’infortune n’est-elle pas aussi parlante que la roue d’Ixion, que la pierre de Sisyphe, que le tonneau des Danaïdes. Je ne dis rien qui ne soit très-vraisemblable, quand je suppose qu’Épicure se persuadait que les dieux se seraient bientôt repentis d’avoir fait le monde, et que la peine de gouverner un animal aussi indocile et réfractaire que l’homme, troublerait leur félicité. Ne voyons-nous pas dans l’Écriture que le vrai Dieu, s’accommodant à notre portée, s’est révélé comme un être qui, après avoir connu la méchanceté de l’homme, se repentit, et fut marri de l’avoir créé[1], et comme un être qui se fâche, et qui se plaint du peu de succès de sa peine [2] ? Il dit, quant à Israël, j’ai tout le jour étendu mes mains contre un peuple rebelle et contredisant[3]. Je sais bien que le même livre qui nous apprend toutes ces choses nous apprend aussi à rectifier l’idée qu’elles présentent d’abord ; mais Épicure, destitué des lumières de la révélation, ne pouvait pas redresser sa philosophie. Il fallait nécessairement qu’il suîvit la route qu’un tel conducteur lui montrait. Or, en le suivant fidèlement, et appuyé sur ces deux principes, l’un que la matière existait par elle-même, et ne se laissait point manier selon les désirs de Dieu ; l’autre que la félicité de Dieu ne peut jamais être troublée le moins du monde, il a dû trouver son port dans cette conclusion-ci, c’est qu’il n’y a point de providence divine. Nous tirerons de cela quelques conséquences au profit des vérités de la religion chrétienne. Voyez la remarque qui suit. Notez que si au lieu de mettre Épicure aux prises avec un platonicien, je l’avais fait disputer avec un prêtre d’Athènes, il aurait remporté la victoire plus facilement. Voyez la remarque suivante.

(T) Le système de l’Écriture est le seul qui ait l’avantage d’établir les fondemens solides de la providence et des perfections de Dieu. ] Les objections d’Épicure, qui ont été étalées dans la remarque précédente, et qui pouvaient mettre à bout les philosophes du paganisme, disparaissent et s’évanouissent comme de la fumée par rapport à ceux à qui la révélation a enseigné que Dieu est le créateur du monde, tant à l’égard de la matière qu’à l’égard de la forme. Cette vérité est d’une importance non-pareille ; car on en tire comme d’une source féconde les dogmes les plus sublimes, et les plus fondamentaux, et l’on ne saurait poser l’hypothèse opposée à celle-là sans ruiner plusieurs grands principes du raisonnement. De ce que Dieu est le créateur de la matière, il résulte : 1°. Qu’avec l’autorité la plus légitime qui puisse être, il dispose de univers comme bon lui semble ; 2°. qu’il n’a besoin que d’un simple acte de sa volonté pour faire tout ce qu’il lui plaît ; 3°. que rien n’arrive que ce qu’il a mis dans le plan de son ouvrage. Il s’ensuit de là que la conduite du monde n’est pas une affaire qui puisse ou fatiguer ou chagriner Dieu, et qu’il n’y a point d’événemens, quels qu’ils puissent être, qui puissent troubler sa béatitude. S’il arrive des choses qu’il a défendues, et qu’il punit, elles n’arrivent pas néanmoins contre ses décrets, et elles servent aux fins adorables qu’il s’est proposées de toute éternité, et qui font les plus grands mystères de l’Évangile. Mais pour mieux connaître l’importance de la doctrine de la création, il faut aussi jeter la vue sur les embarras inexplicables à quoi s’engagent ceux qui la nient. Considérez donc ce qu’Épicure pouvait objecter aux platoniciens comme on l’a vu ci-dessus, et ce qu’on peut dire aujourd’hui contre les sociniens. Ils ont rejeté les mystères évangéliques, parce qu’ils ne les pouvaient accorder avec les lumières de la raison. Ils ne se seraient point suivis, s’ils étaient tombés d’accord que Dieu a créé la matière ; car ce principe philosophique ex nihilo nihil fit, rien ne se fait de rien, est d’une aussi grande évidence que les principes en vertu desquels ils ont nié la Trinité et l’union hypostatique. Ils ont donc nié la création ; mais que leur est-il arrivé ? C’est de tomber dans un abîme en fuyant un autre abîme[4] : il a fallu qu’ils recon-

  1. Genèse, chap. VI, vs. 5 et 6.
  2. Esaïe, chap. V et passim alibi dans les prophètes et dans les psaumes.
  3. Epître aux Romains, chap. X, vs. 21.
  4. Iucidit in Scyllam cupiens vitare Cha-