Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T06.djvu/203

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
193
ÉPICURE.

corps vivans, et en des substances pensantes ; il voulut donc communiquer à la matière un état plus beau et plus noble que celui où elle était. Y a-t-il là quelque chose qui ne soit digne de l’être souverainement juste, et souverainement bon ? Voilà, ce me semble, ce qu’un platonicien pourrait répondre de plus sensé ; mais il me semble aussi qu’Épicure ne demanderait pas mieux que de voir réduire à ces termes-là cette controverse. Il aurait beaucoup de difficultés à proposer :

I. Il demanderait d’abord s’il peut y avoir un état plus convenable à une chose, que celui où elle a toujours été, et où sa propre nature, et la nécessité de son existence, l’ont mise éternellement ; une telle condition n’est-elle pas la plus naturelle qui se puisse imaginer ? ce que la nature des choses, ce que la nécessité à laquelle tout ce qui existe de soi-même doit son existence, a réglé et déterminé, peut-il avoir besoin de quelque réforme ? ne doit-il pas durer nécessairement une éternité, et n’est-ce pas une preuve que toute réforme viendrait trop tard, et serait par conséquent incompatible avec la sagesse du réformateur ?

II. Mais supposons la maxime, Il vaut mieux tard que jamais, præstat serò quàm nunquàm, comment fera ce réformateur pour changer l’état et la condition de la matière ? ne faudra-t-il pas qu’il y produise le mouvement ; et pour cela ne faudra-t-il pas qu’il la touche, et qu’il la pousse ? S’il la peut toucher et pousser, il n’est pas distinct de la matière ; et s’il n’est pas distinct de la matière, c’est à tort que vous admettez deux êtres incréés, l’un que vous appelez matière, l’autre que vous appelez Dieu. S’il n’y a en effet que de la matière dans l’univers, notre dispute est finie : cet auteur du monde, ce directeur, cette providence divine dont il s’agissait, s’en vont en fumée. S’il est distinct de la matière, il n’a aucune étendue ; dites-moi donc comment il se pourra appliquer à des corps pour les chasser de leur place ? Le platonicien répondrait que la matière a eu toujours du mouvement, et qu’ainsi il a seulement fallu le diriger : mais on lui répliquerait que, pour diriger le mouvement de certains corps, il en faut remuer d’autres. Cela paraît dans la manœuvre des vaisseaux, et dans toutes les machines : c’est pourquoi la nature divine, si elle n’était pas corporelle, ne pourrait pas plus aisément donner une nouvelle détermination à un mouvement existant, que produire de nouveau le mouvement. Notez qu’Aristote a trouvé absurde la supposition du mouvement éternel de la matière. Il réfute très-bien Platon qui a dit qu’avant la formation du monde, il y avait dans les élémens une agitation déréglée[1] : il le convainc de contradiction ; et il observe en général contre tous ceux qui ont enseigné que le mouvement antérieur à l’existence du monde était en désordre, qu’ils avançaient une absurdité, vu que le mouvement qui convient à plus de choses, et plus long-temps, doit être censé naturel ; d’où il s’ensuit que la production du monde serait plutôt un renversement de l’état de la nature, qu’une introduction du vrai état naturel : Ἔτι, τὸ ἀτάκτως, οὐδέν ἐστιν ἕτερον, ἢ τὸ παρὰ ϕύσιν, ἡ γὰρ τάξις ἡ οἰκεία, τῶν αἰσθητῶν ϕύσις ἐστίν· ἀλλὰ μὴν καὶ τοῦτο ἄτοπον καὶ ἀδύνατον, τὸ ἄπειρον ἄτακτον ἔχειν κίνησιν· ἔστι γὰρ ἡ ϕύσις ἐκείνη τῶν πραγμάτων, οἵαν ἔχει τὰ πλείω, καὶ τὸν πλείω χρόνον. Συμϐαίνειν οὖν αὐτοῖς τοὐναντίον, τὴν μὲν ἀταξίαν εἶναι κατὰ ϕύσιν, τὴν δὲ τάξιν καὶ τὸν κόσμον παρὰ ϕύσιν· καίτοι οὐθὲν ὡς ἔτυχε γίγνεται τῶν κατὰ ϕύσιν : Pretereà inordinatè quippiam fieri nil aliud est, quàm fieri propter naturam : ordo enim proprius sensibilium natura nimirum est. At verò et hoc absurdum est ac impossibile, infinitum inquam inordinatum motum habere. Est enim ea natura rerum quam plures et majori tempore habent. Contrarium igitur ipsis accidit, inordinationem quidem esse secundùm naturam, ordinem verò mundumve præter naturam : et tamen nihil eorum, quæ sunt secundùm naturam, fit fortè fortunâ[2].

  1. Πρὶν γενέσθαι τὸν κόσμον ἐκινεῖτο τὰ στοιχεῖα ἀτάκτως. Elementa inordinatè movebantur, anteà quàm mundus esset. Plato, in Timæo, apud Aristotelem de cœlo, lib. III, cap. II, pag. m. 370, G.
  2. Aristot., de Cælo, lib. III, cap. II, pag. 371, B.