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ÉPICURE.

Si je n’en disais pas davantage, la plupart de mes lecteurs s’imagineraient que je débite un paradoxe aussi impie que le dogme même d’Épicure. Il faut donc développer tout ceci le plus nettement qu’il sera possible. Pour cet effet, je dois établir d’abord ce fondement que, selon le système de tous les philosophes païens qui croyaient un Dieu, il y avait un être éternel et incréé distinct de Dieu : c’était la matière. Cet être ne devait son existence qu’à sa propre nature. Il ne dépendait d’aucune autre cause, ni quant à son essence, ni quant à son existence, ni quant à ses attributs et à ses propriétés. On n’a pu donc dire sans choquer les lois et les idées de l’ordre, qui sont la règle de nos jugemens et de nos raisonnemens, qu’un autre être a exercé sur la matière un si grand empire, qu’il l’a tout-à-fait changée ; et par conséquent, ceux qui ont dit que la matière, ayant existé par elle-même, éternellement sans être un monde, a commencé à être un monde lorsque Dieu s’est appliqué à la mouvoir en cent façons différentes, à la condenser en un lieu, à la raréfier en un autre, etc., ont avancé une doctrine qui choque les notions les plus exactes à quoi l’on soit tenu de se conformer en philosophant. Si Épicure avait ainsi questionné un platonicien, dites-moi, je vous prie, de quel droit Dieu a ôté à la matière l’état où elle avait subsisté éternellement ? quel est son titre ? d’où lui vient sa commission pour faire cette réforme ? Qu’aurait-on pu lui répondre ? Eût-on fondé le titre sur la force supérieure dont Dieu se trouvait doué ? Mais en ce cas-là ne l’eût-on point fait agir selon la loi du plus fort, et à la manière de ces conquérans usurpateurs, dont la conduite est manifestement opposée au droit, et que la raison et les idées de l’ordre nous font trouver condamnable ? Eût-on dit que Dieu étant plus parfait que la matière, il était juste qu’il la soumît à son empire ? mais cela même n’est pas conforme aux idées de la raison. Le plus excellent personnage d’une ville n’est pas en droit de s’en rendre maître ; et il ne peut y dominer légitimement, à moins qu’on ne lui confère l’autorité. En un mot, nous ne connaissons point d’autre titre légitime de domination, que celui que la qualité de cause, ou la qualité de bienfaiteur, ou celle d’acheteur, ou la soumission volontaire, etc., peuvent conférer. Or, rien de tout cela n’a lieu entre une matière incréée et la nature divine : il faut donc conclure que, sans violer les lois de l’ordre, Dieu ne pourrait se rendre maître de cette matière pour en disposer à sa fantaisie. Si vous m’alléguez ce qui se passe entre l’homme et les autres animaux, cet empire qu’il exerce sur les bêtes sans les avoir ni produites, ni nourries[1], je vous répondrai [2] que ses besoins ou ses passions étant la base de cet empire, cela ne peut point servir à faire comprendre que Dieu se soit emparé du commandement sur la matière, lui qui n’a besoin de rien[3], et qui trouve en soi-même tout le fond de sa béatitude infinie, et qui n’est capable d’aucune passion, et qui ne peut faire aucune action qui ne soit parfaitement conforme à la justice la plus exacte. Un platonicien qu’on presserait de la sorte, se verrait contraint de dire que Dieu n’exerça son pouvoir sur la matière que par un principe de bonté. Dieu, dirait-il [4], connaissait parfaitement ces deux choses : l’une, qu’il ne ferait rien contre le gré de la matière en la soumettant à son empire ; car comme elle ne sentait rien, elle n’était point capable de se fâcher de la perte de son indépendance ; l’autre, qu’elle était dans un état de confusion et d’imperfection, un amas informe de matériaux dont on pouvait faire un excellent édifice, et dont quelques-uns pouvaient être convertis en des

  1. On parle ainsi, parce qu’on considère les hommes et les bêtes en général, et non pas un homme en particulier qui achète, qui nourrit, etc., une telle ou une telle autre bête.
  2. On suppose que c’est Épicure qui répond cela, et non pas un homme qui a lu dans la Genèse quelle est la source légitime de l’autorité que nous exerçons sur les animaux.
  3. Omnis enim per se divim natura necesse est
    Immortali œvo summâ cum pace fruatur......
    Ipsa suis pollens opibus, nihil indiga nostri.
    Lucret., lib. I, vs. 57.

  4. Notez qu’il faudrait que ce platonicien, pressé par les objections d’Épicure, abandonnât le sentiment que Plutarque attribue à Platon touchant l’âme de la matière. Voyez la remarque (U), vers la fin.