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ÉPICURE.

sorte de gens, de ceste matiere ; mais estant la table mise devant ses familiers et amis, là où il est quelquefois expedient de diversifier, en buvant, un propos qui sera ou tiede ou froid, comment voulons-nous qu’il soit deshoneste de dire et d’ouïr chose qui soit salubre et utile aux hommes pour l’usage de la compagnie des femmes ? car quant à moi, par le chien[1], j’aimerois mieux que les esquarquillemens de Zénon eussent esté couchez en quelque livre de banquet, et en quelque joyeux traité, qu’en une composition si grave, et si sérieuse, comme sont les livres du gouvernement de la chose publique[2]. » Voilà donc Épicure justifié par un écrivain qui n’était guère de ses amis ; le voilà, dis-je, justifié et quant au fond, et quant aux manières, contre un tas de médisans qui avaient tort dans le fond, et qui rapportaient de mauvaise foi les circonstances. Mais voici une autre sorte de justification. Plutarque l’imite : il traite à table la même question ; il la tourne de tous les côtés ; il en raisonne en grand maître. C’est néanmoins l’un des plus graves auteurs du paganisme, et celui qui se déclarait le plus constamment pour les bonnes mœurs. Ce qui doit apprendre à nos faux dévots, et à nos faux délicats, qu’ils se scandalisent témérairement de la liberté qu’on s’est donnée dans ce Dictionnaire, de rapporter ce qu’on nomme matières grasses. Nos médecins chrétiens, je parle même de ceux qui conservent soigneusement le caractère de la gravité, et qui témoignent beaucoup de zèle pour la pureté des mœurs, ne traitent-ils pas la même question que l’on blâmait Épicure d’avoir traitée ? Quel que soit leur style, la peuvent-ils examiner sans remuer des ordures, et sans offrir à l’esprit une infinité d’images obscènes ? Mais ne serait-on pas ridicule de prétendre sous ce prétexte, qu’ils ne doivent pas la discuter, quelque utiles que puissent être les règlemens, les ménagemens, les observations qu’ils étalent ? Notez qu’Amyot, évêque d’Auxerre, et grand aumônier de France, n’a fait nul scrupule de publier en français le chapitre dont j’ai cité des morceaux : cependant il est tout farci de matières grasses qu’il a exprimées bien naïvement. Avouons aussi que la morale de Plutarque y est très-belle : il veut par un principe de religion, qu’on prenne la nuit : Car tout le monde, dit-il[3], n’a pas le grand loisir d’Épicurus, ni provision pour toute sa vie de ce grand repos qu’il disoit avoir acquis par les lettres et l’estude de philosophie, ains n’y a celui qui ne se trouve par chacun jour assailli de plusieurs affaires, et de plusieurs exercices qui le travaillent infiniement, ausquels il n’est ni beau ni bon d’exposer le corps ainsi resolu, afoibli et debilité d’un furieux exploit de concupiscence. Parquoi laissons lui tenir quant à lui sa folle opinion, que les Dieux estans immortels et bien heureux, ne se soucient et ne s’entremettent point de nos affaires : mais nous obeissans aux lois, us et coustumes de nostre pays, ainsi comme tout homme de bien doit faire, donnons-nous bien garde d’entrer le matin au temple, et de mettre la main aux sacrifices, venans tout freschement de faire un tel acte. Car il est honeste qu’interposans la nuict et le sommeil entre deux, et y mettans suffisant espace et intervalle, nous nous y venions presenter purs et nets, comme nous estans levez en un autre jour nouveau avec toute nouvelle pensée, ainsi que dit Democritus.

(R) La doctrine qui rejette la providence de Dieu, et l’immortalité de l’âme, ôte à l’homme une infinité de consolations, etc. ] Plutarque prouve cela si solidement, qu’après avoir lu ce qu’il expose, on ne peut être assez étonné du pouvoir qu’ont sur notre esprit les premières impressions de certains objets. La première idée qui se présente à ceux qui veulent

  1. C’était un serment parmi les anciens Grecs.
  2. Il y a au grec Νὴ τὸν κύνα, καὶ τοῦ Ζήνωνος ἀν ἐϐουλόμην διαμερισμοὺς ἐν συμποσίῳ τινὶ καὶ παιδίᾳ μᾶλλον ἡ σπουδῆς τοσαύτης ἐχομένῳ συγγράμματι τῇ πολιτεία κατατητάχθαι. Per canem adjuro, optare me suos illos diamerismos obscænos Zenonem in convivio aliquo aut joco quàm in tam serio de republicâ opere posuisse. Plut., in Sympos., lib. III, cap. VI, pag. 653.
  3. Idem, pag. 655.