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ÉPICURE.

jusqu’ici les éditions de Laërce nous fournissent une autre interprétation. Les paroles grecques y signifient qu’Épicure ne se relâcha jamais ni dans le culte des dieux, ni dans le zèle pour le bien de la patrie : Nam quid de cultu in Deos, et de amicitiâ adversùs patriam dicam, quam constantissimè usque ad finent tenuit ? Il semble que le traducteur ait lu non pas ἄλεκτος, comme il y a dans l’imprimé, mais ἄληκτος. De quelque façon qu’on traduise, on trouve là un grand éloge de la piété d’Épicure.

Pour réfuter pleinement ceux qui l’accusent de goinfrerie, il suffit de les renvoyer au témoignage que ses ennemis mêmes lui ont rendu sur le chapitre de la frugalité. Voyez Sénèque qui en qualité de grand stoïcien a dû le mordre en toutes rencontres, pour peu que les apparences lui fussent contraires ; il ne laisse pas de convenir qu’on faisait très-mauvaise chère dans le jardin d’Épicure. Eo lubentiùs, dit-il[1], Epicuri egregia dicta commemoro, ut istis, qui ad illa confugient, spe malâ inducti, qui velamentum seipsos suorum vitiorum habituros existimant, probem, quocumque ierint, honestè esse vivendum. Cùm adierint eos hortulos, et inscriptum hortulis, Hospes hìc benè manebis, hìc summum bonum voluptas est : paratus erit istius domicilii custos, hospitalis, humanus, et te polentâ excipiet, et aquam quoque largè ministrabit, et dicet ; Ecquid benè acceptus es ? Non irritant, inquam, hi hortuli famem, sed extinguunt : nec majorent ipsis potionibus sitim faciunt, sed naturali et gratuito remedio sedant. Peu s’en faut que, de l’aveu de Sénèque, les hôtes de notre Épicure ne vécussent au pain et à l’eau. Voyez plusieurs semblables autorités dans le livre que je cite[2]. Pour ce qui est du plaisir vénérien, non-seulement les maximes et les conseils d’Épicure étaient extrêmement sages[3], mais il prêchait tellement d’exemple, que Chrysippe son perpétuel antagoniste se vit obligé d’expliquer ce phénomène, par l’insensibilité de tempérament qu’il lui imputa. Scribit Stobæus quempiam fuisse qui et non iri captum amore virum sapientem dixerit, et ipsius Epicuri exemplo inter cœteros id probârit : Chrysippum autem contradixisse, et Epicurum quod attineret, excepisse nihil ex ejus exemplo concludi, quoniam foret ἀναίσθητος, sensu carens[4]. Je renvoie aux beaux recueils de Gassendi[5] ; mais je ne puis me passer de ces paroles de Cicéron : Ac mihi quidem, quod et ipse bonus vir fuit, et Multi Epicurei fuerunt, et hodiè sunt, et in amicitiis fideles, et in omni vitâ constantes et graves, nec voluptate, sed officio consilia moderantes, hæc videtur major vis honestatis, et minor voluptatis. Ita enim vivunt quidam, ut eorum vitâ refellatur oratio, atque ut cæteri existimantur dicere meliùs quàm facere, sic hi mihi videntur meliùs facere quàm dicere[6]. Vous voyez là Épicure et plusieurs de ses sectateurs ornés de l’éloge de bons amis, d’honnêtes gens, de personnes graves qui remplissaient exactement les devoirs de la vertu. On leur objecte seulement qu’ils ne vivaient pas selon leurs principes : objection qui n’est pas moins vraie contre les orthodoxes, et qui à leur égard est mille fois plus honteuse. Cicéron vous met en fait qu’il n’y a rien à redire aux mœurs d’Épicure, et qu’on lui reproche seulement de n’avoir pas eu assez d’esprit pour mettre d’accord ses dogmes avec sa conduite. Ratio ista quam defendis, præcepta quæ didicisti, quæ probas, funditùs evertunt amicitiam, quamvis eam Epicurus, ut facit, in cælum efferat laudibus. At coluit ipse amicitias, quasi quis illum neget, et bonum virum, et comem, et humanum. fuisse. De ingenio ejus in his disputationibus, non de moribus quæritur[7].

On s’étonnera peut-être qu’Épicure ayant pratiqué une si belle morale, soit tombé dans une infamie qui a rendu odieuse et sa secte et sa mémoire, pendant plusieurs siècles, partout où il a été connu. Je fais là-

  1. Seneca, epist. XXI.
  2. Gassendi, de Vitâ et Moribus Epicuri, lib. VI, cap. III et IV.
  3. Voyez Laërce, lib. X, num. 118.
  4. Gassend., de Vitâ et Moribus Epicuri, lib. VII, cap. IV : il cite Stobée, Serm. de Ven. et Am.
  5. Ibid., et cap. V, VI, VII.
  6. Cicero, de Finib., lib. II, cap. XXV.
  7. Idem, ibidem, d. C.