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ÉPICURE.

du cercle fût séparée du rapport au cercle. Mais il n’en va pas de même de nos sentimens. Notre âme pourrait sentir du froid sans le rapporter à un pied, ni à une main, tout comme elle sent la joie d’une bonne nouvelle et le chagrin, sans le rapporter à aucune des parties du corps ; et si pendant qu’elle est unie à un corps elle rapporte à quelque partie de ce corps la douleur et certains plaisirs, le sentiment de brûlure, le chatouillement, etc., ce n’est que par un établissement tout-à-fait libre de l’auteur de son union avec le corps ; ce n’est qu’afin qu’elle puisse mieux veiller à conserver la machine qui lui est unie. Si cette raison cessait, il ne serait plus nécessaire qu’elle rapportât hors de soi ses sentimens, et néanmoins elle serait toujours susceptible de la modification qu’on nomme douleur, plaisir, froid, chaud : Dieu pourrait lui imprimer toutes ces modifications ou sans se régler sur aucune cause occasionelle, ou en se réglant sur une cause occasionelle qui ne serait pas un corps, mais les pensées de quelque esprit. L’auteur de l’Art de penser a raison de dire qu’il est très-possible, qu’une âme séparée du corps soit tourmentée par le feu, ou de l’enfer ou du purgatoire, et qu’elle sente la même douleur que l’on sent quand on est brûlé, puisque lors même qu’elle était dans le corps, la douleur de la brûlure était en elle et non dans le corps, et que ce n’était autre chose qu’une pensée de tristesse qu’elle ressentait, à l’occasion de ce qui se passait dans le corps auquel Dieu l’avait unie[1]. Mais il n’a pas raison de supposer qu’il faudrait que Dieu disposât tellement une certaine portion de la matière à l’égard d’un esprit, que le mouvement de cette matière fût une occasion à cet esprit d’avoir des pensées affligeantes. Un être tout-à-fait immatériel pourrait faire la fonction d’une telle cause occasionelle, et en ce cas-là notre âme pourrait sentir le même plaisir que nous nommons sensuel et corporel : elle le pourrait, dis-je, sentir sans le rapporter à une bouche, ou à une oreille, comme nous y rapportons présentement le plaisir de la bonne chère et de la musique. D’où il résulte que le plaisir, de quelque espèce qu’on le suppose, peut faire le bonheur de l’âme en quelque état qu’on la suppose, unie ou non avec la matière. Cela mériterait un discours à part. Si le nouvelliste de la République des Lettres n’avait pas été malade quand la dissertation de M. Arnauld parut, il l’aurait réfutée ; et il jugea qu’il serait trop tard de la réfuter lorsque sa santé lui permit de prendre la plume.

(I) On fit courir des impostures contre ses mœurs. ] On le fit passer pour un goinfre, pour un impudique, pour un nouveau Sardanapale ; et comme, selon la coutume de ces siècles-là[2], il reçut au nombre de ses disciples quelques femmes qui aimaient la philosophie, on fit passer son école pour un franc bordel. On disait que la courtisane Léontium, étant devenue curieuse de philosophie, et s’étant adressée à ce philosophe, n’avait pas discontinué son premier métier, et qu’elle faisait plaisir de son corps à toute la bande, et nommément à Épicure tout à découvert [3]. On ne se contenta pas de répandre ces médisances dans la conversation ; on les inséra dans des livres, et ce qu’il y eut de plus injuste, on forgea des lettres lascives que l’on publia sous le nom de ce philosophe. Διότιμος δὲ ὁ Στωϊκός δυσμενῶς ἔχων πρὸς αὐτὸν πικρότατα αὐτὸν διαϐέϐληκεν ἐπιςολὰς ϕέρων πεντήκοντα ἀσελγεῖς, ὡς Ἐπικούρου, καὶ τὰ εἰς Χρύσιππον ἀναϕερόμενα ἑπιςόλια, ὡς Ἐπικούρου συντάξας. Diotimus autem stoïcus infesto adversùs illum animo acerrimè insectatus eum est, quinquaginta circumferens lascivas, veluti ab Epicuro scriptas, epistolas, easque quæ Chrysippi feruntur, veluti sub Epicuri nomine componens[4]. Nous avons encore une lettre attribuée à Léontium, mais c’est une pièce supposée. On

  1. Art de penser, Ire. partie, chap. IX, pag. m. 86.
  2. Voyez Gassendi, de Vitâ et Moribus Epicuri, lib. VII, cap. V.
  3. Ἡ δε οὐχ ὅτε ϕιλοσοϕεῖν ἤρξατο, ἐπαύσατο ἑταιροῦσα, πᾶσι τε τοῖς Ἐπικουρείοις συνῆν ἐν τοῖς κήποις Ἐπικούρῳ δε καὶ ἀναϕανδόν. Quæ philosophiæ operam navare cum incœpisset non ideò scortari destitit, sed Epicureis omnibus in hortis se prostituit, et palam quidem Epicuro. Athenæus, lib. XIII, pag. 588.
  4. Diog. Laërtius, lib. X, num. 3.