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ÉPICURE.

les ennemis de sa secte s’en prévalurent, et ainsi le nom d’épicurien devint très-odieux. Tout cela est accidentel au dogme, et n’empêche pas qu’Épicure n’ait solidement philosophé. Bien entendu qu’il commettait une grande faute, en ne reconnaissant pas qu’il n’y a que Dieu qui puisse produire dans notre âme l’état qui la rend heureuse.

Passons à M. Arnauld. Il critiqua de toutes ses forces cette doctrine du père Mallebranche, Tout plaisir est un bien, et rend actuellement heureux celui qui le goûte[1]. L’auteur des Nouvelles de la République des Lettres, en donnant l’extrait du livre de M. Arnauld, se déclara sur cet article pour le père Mallebranche. Il n’y a rien de plus innocent, dit-il[2], ni de plus certain que de dire, que tout plaisir rend heureux celui qui en jouit pour le temps qu’il en jouit, et que néanmoins il faut fuir les plaisirs qui nous attachent aux corps... Mais, dit-on, c’est la vertu, c’est la grâce, c’est l’amour de Dieu, ou plutôt c’est Dieu seul, qui est notre béatitude. D’accord en qualité d’instrument ou de cause efficiente, comme parlent les philosophes ; mais en qualité de cause formelle, c’est le plaisir, c’est le contentement qui est notre seule félicité. Là-dessus M. Arnauld prit à partie le nouvelliste de la République des Lettres, et lui adressa un avis [3], dans lequel il le réfuta de point en point, et selon toutes les règles de sa manière de combattre, qui était sans doute celle d’un très-habile logicien. Le nouvelliste répliqua[4], et soutint toujours son dogme, et s’attacha principalement à ôter les équivoques qui ont été répandues sur cette matière par la diversité des phrases tropologiques dont on s’est servi, la plupart des écrivains ayant donné à la cause le nom de l’effet, je veux dire, ayant appelé bonheur ou malheur, non pas ce qui l’est effectivement, mais ce qui le cause. Il s’engagea même à réfuter ceux qui s’imaginent que les plaisirs de nos sens ne sont point spirituels : il soutint qu’à ne les considérer que selon leur entité physique ils sont purement spirituels, et qu’on ne peut les appeler corporels qu’en conséquence d’un rapport accidentel et arbitraire qu’ils ont au corps ; car ce rapport n’est fondé qu’en ce qu’il a plu à Dieu d’établir pour la cause occasionelle de ces plaisirs, l’action de certains objets sur le corps de l’homme. M. Arnauld ne voulut pas avoir le dernier : il réfuta tout de nouveau son adversaire par une docte dissertation[5], où il n’y a rien de plus important, ce me semble, que la dernière partie. Elle a pour titre, Examen d’une nouvelle spéculation touchant la spiritualité et la matérialité des plaisirs des sens. Il la commence de cette manière : « Il ne me reste plus, monsieur, qu’à vous dire un mot de la plus importante chose de votre écrit. C’est une pensée métaphysique si subtile et si abstraite, que j’ai une double peur ; l’une, de n’avoir pas tout-à-fait bien pris votre pensée ; l’autre, de ne pouvoir dire la mienne d’une manière qui puisse être entendue de tout le monde. Vous prétendez, monsieur, qu’il faut distinguer deux choses dans les plaisirs des sens, leur spiritualité que vous regardez comme leur étant essentielle ; et leur matérialité que vous voulez qui leur soit accessoire et accidentelle : d’où vous concluez qu’un plaisir des sens pourrait demeurer idem numero, et n’avoir rien de matériel, parce que la matérialité en peut être séparée[6]. » Il développe ensuite fort nettement la doctrine de son adversaire, et le combat d’une manière très-digne de sa logique et de son habileté ; mais je crois pourtant qu’il n’a pas raison dans le fond, et qu’il n’a pas assez pris garde à la différence qui se trouve entre nos sentimens et nos idées. Le rapport de nos idées à leur objet est essentiel ; et il a raison de dire que Dieu ne pourrait pas faire que l’idée

  1. Voyez les Réflexions philosophiques et théologiques sur le nouveau Système de la Nature et de la Grâce, liv. I, chap. XXI, pag. 407 et suiv.
  2. Nouvelles de la République des Lettres, mois d’août 1685, art. III, pag. 876.
  3. Voyez les Nouvelles de la République des Lettres, mois de décembre 1685, art. I.
  4. Voyez les mêmes Nouvelles, mois de janvier 1686, pag. 93.
  5. Voyez la Bibliothèque universelle, tom. VII, pag. 379.
  6. Arnauld, Dissertation sur le prétendu bonheur des Sens, pag. 108.