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ÉPICURE.

animal immortale ac beatum, puta, sicut communis de Deo dictat intelligentia ; nihil illi aut ab immortalitate alienum, aut à beatitudine, applicans. Cæterùm omne quod illius cum immortalitate beatitudinem servare possit, de eo opinare[1]. Il ne croyait donc pas que les dieux eussent été faits comme le monde par la rencontre fortuite des atomes ; il sentait bien que par-là il les eût visiblement assujettis à la mort. Idem facit in naturâ Deorum, dum individuorum corporum concretionem fugit ne interitus et dissipatio consequatur, negat esse corpus Deorum, sed tanquam corpus : nec sanguinem, sed tanquam sanguinem[2]. Tertullien[3] et saint Augustin[4] soutiennent pourtant qu’il disait que la nature divine était composée d’atomes ; mais Lactance a mieux rapporté le sentiment de ce philosophe. Deos, dit-il[5], aiunt incorruptos, æternos, beatos esse : solisque dant immunitatem, ne concursu atomorum concreti esse videantur : si enim Deos quoque ex illis constituissent, dissipabiles fierent, seminibus aliquando resolutis, atque in naturam suam revertentibus. Je finis cette remarque par censurer ces paroles de M. Moréri : Les sentimens d’Épicure pour l’âme et pour la divinité ne semblent pas raisonnables à quelques-uns. Est-il possible qu’un prêtre ait parlé ainsi d’un sentiment qui renverse l’immortalité de l’âme, et la providence de Dieu ?

(H) C’est en vain que M. Arnauld a critiqué cette doctrine. ] Pour rendre plus intelligible ce que j’ai à dire, j’observe d’abord que presque tous les anciens philosophes qui ont parlé du bonheur de l’homme se sont attachés à une notion externe, et c’est ce qui a produit parmi eux un grand partage de sentimens[6]. Les uns ont mis le bonheur de l’homme dans les richesses ; d’autres dans les sciences ; d’autres dans les honneurs ; d’autres dans la réputation ; d’autres dans la vertu, etc. Il est clair qu’ils ont attaché l’idée de la béatitude, non pas à sa cause formelle, mais à sa cause efficiente ; c’est-à-dire, qu’ils ont appelé notre bonheur ce qu’ils ont jugé capable de produire en nous l’état de félicité, et qu’ils n’ont point dit quel est l’état de notre âme quand elle est heureuse. C’est cet état que je nomme la cause formelle du bonheur. Épicure n’a point pris le change ; il a considéré la béatitude en elle-même, et dans son état formel, et non pas selon le rapport qu’elle a à des êtres tout-à-fait externes, comme sont les causes efficientes. Cette manière de considérer le bonheur est sans doute la plus exacte et la plus digne d’un philosophe. Épicure a donc bien fait de la choisir, et il s’en est si bien servi, qu’elle l’a conduit précisément où il fallait qu’il allât : le seul dogme, que l’on pouvait établir raisonnablement selon cette route, était de dire que la béatitude de l’homme consiste à être à son aise, et dans le sentiment du plaisir, ou en général dans le contentement de l’esprit. Cela ne prouve point que l’on établit le bonheur de l’homme dans la bonne chère, et dans le commerce impur que les sexes peuvent avoir l’un avec l’autre ; car tout au plus ce ne peuvent être que des causes efficientes, et c’est de quoi il ne s’agit pas : quand il s’agira des causes efficientes du contentement, on vous marquera les meilleures ; on vous indiquera d’un côté les objets les plus capables de conserver la santé de votre corps, et de l’autre les occupations les plus propres à prévenir l’inquiétude de votre esprit : on vous prescrira donc la sobriété, la tempérance, et le combat contre les passions tumultueuses et déréglées qui ôtent à l’âme son état de béatitude, c’est-à-dire, l’acquiescement doux et tranquille à sa condition. C’étaient là les voluptés où Épicure faisait consister le bonheur de l’homme. On se récria sur le mot de volupté ; les gens qui étaient déjà gâtés en abusèrent ;

  1. Diog. Laërt., lib. X, num. 123.
  2. Cicero, de Naturâ Deorum, lib. I, cap. XXV, fin.
  3. Tertull., adv. Gentes, cap. XLVII.
  4. Quorum corpusculorum concursu fortuito et mundos innumerabiles, et animantia, et ipsas animas fieri dicit et Deos. August., epist. LVI, pag. 273.
  5. Lactant., de Irâ Dei, cap. X, pag. m. 538.
  6. Ne croyez pas néanmoins ce que tant de gens nous disent, que selon Varron il y avait deux cent quatre-vingt huit opinions différentes sur la nature du souverain bien. C’est un jeu d’esprit de Varron. Voyez saint Aug., de Civit. Dei, lib. XIX, cap. I.