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ÉPICURE.

Virgile ou de Lucain ; pour ne rien dire de celle d’Ennius ou de Nevius, qui remplit des pages entières dans les œuvres philosophiques de Cicéron[1]... et nous pouvons encore remarquer par l’Apologie d’Apulée, l’une des plus éloquentes pièces de toute l’antiquité, nonobstant les impuretés de quelques locutions dont nous avons déjà parlé, que du temps des Antonins on ne pensait pas que les passages grecs et latins dussent gâter un bel ouvrage, vu que celui-là est rempli de textes de Platon et de plusieurs autres philosophes, avec un grand nombre de vers d’Homère, de Catulle et de Virgile[2]. » La Mothe-le-Vayer plaide là sa cause, car c’était le plus grand citateur du monde. On dira tant qu’on voudra que ses livres seraient meilleurs, s’ils n’étaient pas si farcis de pensées étrangères : on ne niera jamais, sans manquer de discernement et de goût, qu’il n’eût beaucoup de génie. On dira tant qu’on voudra que les écrits de Costar sont trop pleins d’autorités, on l’appellera tant qu’on voudra le protecteur des lieux communs[3], il n’en sera pas moins vrai que c’était un fort bel esprit. M. Ménage qui lui donne cet éloge est lui-même l’un des auteurs qui feront le plus d’honneur à la France. Je ne vois guère de gens qui lui contestent le titre de Varron français [4]. En un mot, c’est un grand auteur ; cependant il disait lui-même : Mademoiselle de Scudéri.……. a fait 80 volumes qu’elle a tous tirés de sa tête, et moi j’ai tiré de côté et d’autre tout ce que j’ai composé[5]. Contentons-nous de ces exemples : n’alléguons point les Tiraqueau, les Brisson, les Servin, et telles autres grandes lumières du parlement de Paris ; ne disons pas qu’ils citaient prodigieusement, et qu’on le faisait aussi dans ces pièces d’apparat que les premiers présidens où les gens du roi récitaient en ce siècle-là[6] à l’ouverture des audiences. Ne parlons point non plus des excellens et des admirables plaidoyers de M. le Maître, l’ornement du même barreau au siècle suivant. Qui ne sait qu’ils sont pleins de citations[* 1] ?

C’est donc une vérité de fait incontestable, qu’il se trouve de grands génies et de grands auteurs dans la secte de Chrysippe, et que ce n’est pas le propre des génies et des auteurs de cette espèce, de ne citer rien ou de citer peu. Parlons présentement de l’autre question : examinons quelle méthode de composer est la plus pénible.

Je crois qu’on peut réduire à deux classes les grands citateurs : il y en a qui se contentent de piller les auteurs modernes, et de ramasser en un corps les compilations de plusieurs autres qui ont travaillé sur la même matière. Ils ne vérifient rien, ils ne recourent jamais aux originaux : ils n’examinent pas même ce qui précède et ce qui suit dans l’auteur moderne qui leur sert d’original ; ils n’écrivent point les passages ; ils marquent seulement à leur imprimeur les pages des livres imprimés d’où il faut tirer ces passages. On ne peut nier que cette méthode de faire des livres ne soit très-aisée, et que, sans fatiguer beaucoup la tête d’un écrivain, elle ne le puisse mener bientôt à dix gros volumes. Il y a d’autres citateurs, qui ne se fient qu’à eux-mêmes ; ils veulent tout vérifier, ils vont toujours à la source, ils examinent quel a été le but de l’auteur, ils ne s’arrêtent pas au passage dont ils ont besoin, ils considèrent avec attention ce qui le précède, ce qui le suit. Ils tâchent de faire de belles applications, et de bien lier leurs autorités : ils les com-

  1. (*) Non pas qu’ils aient été ainsi prononcés : mais M. le Maître orna de ces citations ses plaidoyers, particulièrement dans une édition, qu’il en fit faire exprès. Chacun sait cela. Rem. crit.
  1. Voyez la Ire. partie de la Prose chagrine de la Mothe-le-Vayer, pag. 341 du IXe. tome, où il est dit que Cicéron, Sénèque et Plutarque, dans leurs Œuvres philosophiques, ne laissent passer aucune occasion de rapporter ce qu’ils avaient appris des plus grands poëtes, orateurs et philosophes anciens à leur égard, dont ils tâchaient d’imiter les ouvrages, et dont ils avaient fait leurs lieux communs.
  2. La Mothe-le-Vayer, Discours de l’Éloquence française, pag. 84 du IVe. tome de l’édit. in-12.
  3. C’est le titre que Furetière lui donne dans la Nouvelle allégorique.
  4. Il surpasse même Varron, qui était savant sans être poli. M. Ménage avec beaucoup d’érudition possédait jusqu’à la bagatelle du bel esprit.
  5. Ménagiana, pag. 290 de la première édition de Hollande.
  6. C’est-à-dire, au XVIe. siècle.