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ÉPICURE.

sens choque d’abord les lecteurs, mais il s’accorde parfaitement bien avec le but de Diogène Laërce, et quand on a fait une sérieuse attention aux bizarreries du cœur humain, on ne trouve point incroyable qu’il y ait des gens qui se trouvent rebutés, importunés et fatigués de l’excessive bonté de leur bienfaiteur. C’est pourquoi, si l’on suppose que Diogène Laërce a voulu dire que Métrodore, qui de tous les disciples d’Épicure fut le seul qui l’abandonna, ne le fit peut-être, que parce que les trop grandes bontés d’Épicure lui étaient à charge, on trouvera un raisonnement suivi et un fait assez possible : on trouvera que la désertion même de Métrodore sert à prouver l’humanité incomparable dont il s’agissait d’assurer la louange et la possession à Épicure. Mais, comme il arrive plus fréquemment, sans comparaison, que les marques excessives d’amitié attirent les gens, qu’il n’arrive qu’elles les éloignent, il y a une interprétation des paroles de Laërce mille fois plus naturelle que celle qui a couru jusqu’ici ; c’est de dire que Métrodore ne se sépara d’Épicure pour s’attacher à Carnéade, que parce peut-être qu’il se trouva accablé du poids des bontés que Carnéade avait eues pour lui. Cette interprétation est moins favorable au but de l’auteur que la première, et néanmoins elle ne le traverse pas beaucoup ; car si vous supposez que rien ne débaucha Métrodore que l’amitié extraordinaire, et que les caresses excessives de Carnéade, vous ne pourrez pas soutenir que sa désertion ébranle ce que l’on a dit du bon naturel d’Épicure, et qu’on a prouvé entre autres raisons par l’attachement fidèle de ses disciples. Ainsi rien n’empêche que nous ne prenions pour plus naturel ce nouveau sens des paroles de Diogène Laërce. Ce n’est pas peut-être ce qu’il a voulu dire, car cet auteur n’ayant guère plus d’exactitude dans ses raisonnemens que dans ses récits, on peut fort bien se tromper en lui imputant les pensées qui semblent avoir la plus grande liaison avec ses phrases. Quoi qu’il en soit, faisons savoir au public que M. de la Monnoie est l’auteur de la nouvelle interprétation que l’on a vue ci-dessus ; mettons ici l’extrait d’une de ses lettres : « Je suis persuadé avec Gassendi, que lorsque Diogène écrit que, de tous les disciples d’Épicure, Métrodore est le seul qui le quitta pour s’attacher à Carnéade, on ne doit pas entendre que Métrodore ait été auditeur d’Épicure, mais simplement qu’il a été le seul épicurien qui ait changé de secte, et renoncé à la philosophie d’Épicure pour suivre celle de Carnéade. M. Ménage déclare qu’il serait volontiers de ce sentiment sans ces mots de Diogène, τάχα βαρυνθέντος ταῖς ἀνυπερϐλήτοις αὐτοῦ χρηςότησιν, par où il paraît, dit-il, que, nonobstant toutes les explications de Gassendi, il fallait que ce Métrodore fût contemporain d’Épicure, puisque ce ne fut que pour se défaire des honnêtetés fatigantes d’un si bon maître desquelles il était accablé, qu’il cessa d’être épicurien, et passa de ce parti à celui de Carnéade. M. Ménage ni M. Gassendi n’ont pas vu que le véritable sens du passage de Diogène est que, si Métrodore, d’épicurien qu’il était auparavant, devint sectateur de Carnéade, ce ne fut peut-être qu’à cause des bontés sans bornes dont celui-ci l’accablait. Le pronom αὐτοῦ, qui doit être entendu de Carnéade, a été jusqu’ici mal rapporté à Épicure, et c’est ce qui a fait tout l’embarras[1]. »

Ceux qui rapportent le pronom αὐτοῦ à Épicure, doivent convenir que Diogène Laërce est coupable d’une insigne fausseté ; c’est-à-dire, qu’il a cru que Carnéade et Épicure ont philosophé en même temps. Gassendi[2] montre fort bien que c’est une erreur grossière. Il fait voir qu’Épicure mourut avant que Carnéade naquît. Il remarque que Métrodore n’a point passé de la secte d’Épicure à l’école du Carnéade, dont Cicéron a parlé à la fin du Ve. livre de Finibus ; car ce Carnéade était lui-même épicurien, Epicuri familiaris. Il prouve aussi que Métrodore de Stratonice n’a point été auditeur d’un Carnéade contemporain d’Épicure et d’Arcésilas, mais du Carnéade qui fut le quatrième successeur d’Arcésilas, et qui

  1. La Monnoie, remarque MS.
  2. Gassendi, de Vitâ et Moribus Epicuri, lib. IV, cap. VIII, pag. m. 205.