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ÉPICURE.

n’aurait point commis cette faute[1], s’il avait eu recours à l’original ; mais comme il crut que les traductions étaient fidèles, il ne passa pas plus loin. La version latine et la version d’Amyot sont telles, que l’on ne pourrait pas soutenir qu’elles ne contiennent pas le sens de l’original : néanmoins elles sont défectueuses, parce qu’elles sont également susceptibles de deux interprétations. Elles peuvent aussi bien signifier que Néoclès disait cela, qu’Épicure le disait. D’où l’on peut recueillir en passant que les Vaugelas et les Bonhours ont plus de raison qu’on ne pense de recommander un arrangement de mots qui exclue jusqu’aux moindres ambiguïtés. Naudé, avant Gassendi, avait commis cette faute. Néoclès, dit-il[2], disait à la louange d’Épicure son frère, que, lors de sa génération, la nature avait assemblé tous les atomes de la prudence dans le ventre de sa mère. Il est clair que c’est une paraphrase bien libre du grec de Plutarque, ou plutôt que c’en est une falsification. Le père Rapin s’est égaré encore plus. Épicure, dit-il[3], était naturellement sage, puisqu’il était né philosophe jusque dans le plaisir : il était si éclairé que son frère Néoclès dit, dans Plutarque, que la nature avait assemblé tous les atomes de la sagesse et de la science pour composer sa personne, pendant qu’il dit lui-même qu’il ne sait rien. Ce qu’il y a ici de rare est de voir que l’on allègue comme une preuve de la modestie d’Épicure ce que Plutarque avait allégué pour le convaincre d’orgueil. On suppose qu’il rejette très-humblement les éloges que son frère lui présente, et c’est lui-même qui se donne ces éloges dans l’auteur qu’on cite. Tant il est vrai que quand on s’amuse à appliquer des passages pris hors de la source, ou qu’on se hasarde à en tirer des conséquences avant que d’être assuré du sens littéral et original, on s’expose à d’étranges menteries !

M. Chevreau a suivi l’erreur de Gassendi et du père Rapin. Voyez la deuxième page du premier tome du Chevræana.

(D) Ses disciples vivaient tous en commun avec leur maître. ] Laërce[4] témoigne qu’Épicure avait tant d’amis, que les villes mêmes n’auraient pu les contenir. On allait à lui de toutes les villes de la Grèce et de l’Asie[5]. L’Égypte même lui envoyait des disciples[6]. La ville de Lampsaque, où il avait professé la philosophie[7], lui en envoyait beaucoup. Il ne voulut pas imiter Pythagoras, qui enseignait qu’entre amis les biens doivent être communs : il trouvait qu’un tel établissement marquait de la défiance[8], et il aimait mieux que les choses fussent sur un pied que chacun contribuât volontairement aux besoins des autres quand cela était nécessaire. Il est sûr que cette idée approche plus de la perfection que ne fait la communauté des biens, et qu’on ne saurait assez admirer l’union des disciples d’Épicure, et l’honnêteté avec laquelle ils s’entr’aidaient, chacun demeurant le maître de son patrimoine. Voici un beau passage de Cicéron. De quâ (amicitiâ) Epicurus quidem ita dicit, omnium rerum quas ad beatè vivendum sapientia comparaverit, nihil esse majus amicitiâ ; nihil uberius, nihil jucundius. Neque verò hoc oratione solùm, sed multò magis vitâ et moribus comprobavit. Quod quàm magnum sit, fictæ veterum fabulæ declarant, in quibus tam multis tamque variis ab ultimâ antiquitate repetitis, tria vix amicorum paria reperiuntur, ut ad Orestem pervenias profectus à Theseo. At verò Epicurus unâ in domo, et eâ quidem angustâ, quàm magnos, quantâque amoris conspiratione consentientes tenuit amicorum greges ? Quod fit etiam nunc ab Epicureis[9]. Qu’on nous vienne dire après cela que des gens qui

  1. De Vitâ et Moribus Epicuri, lib. I, cap. VIII.
  2. Apologie des grands Hommes, chap. XVII, pag. m. 502.
  3. Réflexions sur la Philosophie. num. 29, pag. 361, édition de Hollande, 1686. Voyez les Nouvelles de la République des Lettres, mai 1686, art. IV, pag. 528, où l’on ne fait qu’insinuer que c’est mal traduire Plutarque.
  4. Lib. X, num. 9.
  5. Voyez Gassendi, de Vitâ et Moribus Epicuri, lib. I, cap. VII.
  6. Idem, ibid., ex Plutarcho.
  7. Pendant quatre ans, selon Suidas.
  8. Laërt., lib. X, num. 21.
  9. Cicero, de Finibus, lib. I, cap. XX.