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CHARPENTIER.

touchant l’entreprise du prince d’Orange sur l’Angleterre, imprimés à Paris, l’an 1689, a été cause qu’on en a parlé beaucoup depuis ce temps-là. M. Jurieu, pour décréditer entièrement cette pièce, se crut obligé de publier ce qu’en avait dit M. de Thou, et comme cela fut trouvé fort à propos je mettrai ici cette narration[1] : « Un nommé Pierre Charpentier, qui était de Toulouse, et qui avait publiquement enseigné le droit à Genève, étant entré fort avant dans la familiarité de Bellièvre, se sauva chez lui pendant le massacre avec plusieurs autres personnes moins distinguées ; car il aurait été trop dangereux pour un courtisan de donner retraite à des gens distingués dans une occasion de cette nature. Pour s’accommoder à la fortune, et par un effet de son humeur, qui lui faisait défendre le parti où son intérêt l’obligeait d’entrer, il commença à se déchaîner, non pas contre les auteurs du massacre, ni contre l’horrible boucherie qu’ils avaient faite, mais contre ce qu’il appelait la cause, c’est-à-dire, contre la faction des protestans, pour laquelle il témoignait une grande horreur, et qu’il disait que Dieu avait justement punie pour tous ses désordres, parce qu’elle s’était servie du prétexte de la religion pour couvrir son esprit de sédition et de révolte, et que les prétendus dévots qui la composaient avaient pris les armes contre leurs compatriotes au lieu de se servir des larmes, des prières et du jeûne pour toutes armes, qu’ils s’étaient saisis de plusieurs villes du royaume, qu’ils avaient fait mourir une infinité de personnes, et poussé leur insolence jusqu’à faire une guerre ouverte à leur souverain. Il disait que leurs assemblées, où l’on ne faisait autrefois que prier Dieu, étaient devenues des conventicules et des conférences séditieuses dans lesquelles on ne parlait ni de la piété, ni des mystères de la religion, ni de la correction des mœurs, mais d’amasser de l’argent, d’assembler secrètement des troupes dans les provinces, de lier des intelligences avec les princes étrangers. Il ajoutait qu’ils entretenaient des hommes séditieux dans toutes les villes du royaume, pour tâcher de troubler la paix que le roi avait accordée aux protestans par un effet de sa bonté, et qu’il n’y avait que l’épée de Dieu, que les princes portent, qui pût réprimer leur audace ; qu’il reconnaissait bien que c’était Dieu qui avait inspiré le dessein de la réprimer par les voies les plus sévères à un roi qui était naturellement fort doux. Dans les commencemens, Charpentier se contentait de parler ainsi en particulier dans les conversations familières qu’il avait avec Bellièvre ; mais comme on vit ensuite qu’il disait les mêmes choses en public, on jugea qu’il était fort propre pour le dessein qu’avaient le roi et la reine de justifier le massacre, le mieux qu’ils pourraient. Il se chargea volontiers de cette commission ; et, après avoir reçu une somme d’argent qu’on lui donna, et de grandes promesses qu’on lui fit de l’élever à de grandes charges, promesses qu’on lui tint ensuite religieusement quelque indigne qu’il en fût, il partit de Paris avec Bellièvre qu’il laissa en Suisse, et se retira à Strasbourg, où il avait aussi autrefois enseigné, afin qu’il pût plus facilement répandre de là dans l’Allemagne les bruits qu’il voulait semer. Étant arrivé là, il écrivit une lettre à François Portes[2] Candiot, qui était fort savant dans la langue grecque, et qui avait été autrefois élevé en Italie dans la maison de Renée, princesse de Ferrare. Dans cette lettre, qui était datée du 15 de septembre, il disait qu’il y avait deux partis parmi les protestans, l’un des pacifiques qui agissaient de bonne foi par principe de religion, et qui suivaient les maximes de celle qu’ils professaient, l’autre de ceux qui soutenaient la cause, gens factieux et ennemis de la paix : que ces deux

  1. M. de Thou, Historiæ lib. LIII, pag. m. 1092, 1093, ad ann. 1572. Je me sers de la traduction que M. Jurieu a faite de cet endroit dans son livre de la Religion des Jésuites, imprimé à la Haye, 1689, pag. 129 et suiv.
  2. Il fallait dire Portus. M. Jurieu, à la pag. 81, s’était lourdement abusé, ayant parlé d’une lettre d’un charpentier adressée à Candiois contre les protestans.