Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T05.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
77
CHARLES-QUINT.

sentence définitive [1]. En second lieu, le roi Philippe était si éloigné de souhaiter que Carranza appelât à Rome, qu’il résista fort long-temps aux instances que faisait le pape, qu’on lui renvoyât l’affaire de cet archevêque. Les pères de Trente se plaignirent diverses fois aux légats de ce que l’inquisition d’Espagne pratiquait envers Carranza : les légats en écrivirent au pape ; le pape chargea ses nonces d’agir vigoureusement ; et vous verrez dans Palavicini [2], que ceux qui croyaient que sa sainteté n’eut point en cela toute la vigueur nécessaire, seraient des gens qui ne considéreraient pas la nécessité qu’elle eut de céder par principe de prudence aux oppositions de Philippe.

Vous ne trouverez aucune de ces remarques dans les Sentimens d’un homme d’esprit sur la nouvelle intitulée Don Carlos [3], et cependant cet homme d’esprit fait tout ce qu’il peut pour critiquer cette nouvelle par toutes sortes d’endroits. Cela me surprend ; car faut-il s’ériger en censeur public d’un livre, sans s’informer s’il choque l’histoire ?

(T) On cite mal à propos... l’Apologie du prince d’Orange. ] Brantôme se vante d’y avoir lu que le roi Philippe II consentit que le corps de Charles-Quint fût déterré et brûlé comme hérétique. Il se trompe, et peut-être n’ai-je pas mal deviné la cause de son erreur. Je conjecture qu’il avait lu cette apologie reliée avec d’autres petits écrits qui avaient couru contre Philippe II en faveur du prince Guillaume. Il crut ou que toutes ces pièces étaient des parties de l’apologie, ou il ne se souvint pas dans laquelle de ces pièces il avait trouvé ce qu’il rapporte ; et comme l’idée de l’apologie l’avait plus fortement touché, il se persuada que c’était dans l’apologie qu’il avait lu ce fait étrange. La vérité est que ce reproche ne s’y trouve pas [4] ; mais on le rencontre dans un écrit anonyme publié l’an 1582 sous ce titre, Discours sur la blessure de monseigneur le prince d’Orange. On y lit ces propres paroles : Peut-il y avoir entre les humains créature plus méprisable qu’un fils si ingrat et si dénaturé envers un tel père qu’était l’empereur Charles, empereur de si grand renom et autorité, qui avait de son vivant donné de si grandes richesses à un misérable fils, et n’avait réserve que deux cent mille ducats de rente sur l’Espagne, et toutefois qui n’en a rien reçu depuis qu’il se démit de ses royaumes ? Un fils, dis-je, qui a laissé un tel père passer le reste de ses jours avec des moines, et se nourrir de ses bagues qui lui restaient, et de ses meubles, qu’il était contraint de vendre et engager pour se sustenter ? Un fils ingrat avoir enduré que des inquisiteurs aient mis en doute, si on devait déterrer les ossemens de son père, pour être brûlés comme un hérétique, pour avoir confessé à sa mort sur la remontrance de l’archevêque de Tolède, qu’il s’attendait au seul mérite de Jésus-Christ, et n’avoir son espérance ailleurs ! Un fils dénaturé avoir ravi tous les biens de ce bon archevêque pour avoir assisté l’empereur jusqu’à la mort, et l’avoir instruit de son salut ; l’avoir tenu prisonnier jusqu’à ce qu’il ait été contraint de le laisser aller à Rome, où après avoir le bon archevêque gagné sa cause, a été empoisonné par les ministres de ce roi, de peur qu’il ne rentrât en deux cent mille ducats de rente que vaut l’archevêché de Tolède ! Si l’on trouvait cela dans l’apologie du prince d’Orange, on serait fondé à le débiter, et à l’insérer dans une histoire ; car le nom d’un si grand prince, et l’autorité dont il revêtit son manifeste, sont de bons garans : mais pour ce qui est d’une infinité de petits écrits qui couraient en ce temps-là, sans nom ni d’auteur ni d’imprimeur, ils ne méritent pas plus d’être cités que ceux qui inondent l’Europe depuis trente ou quarante années, imprimés chez Pierre Marteau. Ce n’est pas que dans ces sortes d’écrits, soit qu’ils aient couru le monde du temps du duc d’Albe et pendant le reste du XVIe. siècle, soit qu’ils n’aient vu

  1. Palavicin., Hist. Concilii Trident., lib. XXI, cap. VII, num. 7.
  2. Ibidem.
  3. L’édition que j’en ai est d’Amsterd. 1674.
  4. Notez que ce silence du prince est une marque qu’il ne trouvait aucun fondement dans la chose ; car il ne ménage aucunement Philippe II. Il lui reproche des crimes affreux : il lui aurait reproché celui-là aussi librement que les autres, s’il l’avait cru véritable.