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CHARLES-QUINT.

courrier lui apporta les nouvelles, s’il avoit bien poursuivi la victoire, et jusques aux portes de Paris ? Et quand il sçut que non, il dit qu’en son âge et en cette fortune de victoire, il ne se fust arrêté en si beau chemin, et eust bien mieux couru : et de dépit qu’il en eut, il ne voulut voir la dépêche que le courrier apporta [1]. N’oublions point ce qui lui fut dit par un jeune moine. « L’empereur allant un matin réveiller à son tour les autres religieux, il trouva celui-ci, qui était encore novice, enseveli dans un si profond sommeil, qu’il eut bien de la peine à le faire lever : le novice se levant enfin à regret, et encore à moitié endormi, ne put s’empêcher de lui dire, qu’il devait bien se contenter d’avoir troublé le repos du monde, tant qu’il y avait été, sans venir encore troubler le repos de ceux qui en étaient sortis [2]. » J’ai lu une chose qui me paraît digne d’être rapportée. C’est un extrait d’une pièce que Balzac avait reçue de Rome sur la retraite de Charles-Quint. Balzac [3] en rapporte ainsi le commencement : Lorsque Charles ennuyé du monde voulut mourir sous l’empire de son frère, et sous le règne de son fils. L’auteur de la pièce ayant bien moralisé nous sert de ce petit conte : « Toutefois comme il n’est rien de si net que la médisance ne salisse, ni de si bon qu’elle n’interprète mal, quelques-uns ont voulu dire que ce prince s’était repenti de sa retraite, et en avait conçu un chagrin qui lui avait même touché l’esprit. Pour preuve de quoi ils débitent cette fable ; ils disent qu’il avait cinq cents écus dans une bourse de velours noir, de laquelle il ne se dessaisissait jamais, jusqu’à la faire coucher avec lui toutes les nuits [* 1] : si on les en veut croire, il baisait, il caressait, il idolâtrait cette bourse. Et après avoir méprisé les richesses de l’un et de l’autre monde, les perles et les diamans de tant de couronnes qu’il avait portées, il était devenu avare pour cinq cents écus. Un sujet naturel du roi d’Espagne me fit autrefois ce conte ; mais je m’en moquai, et le mis au nombre des histoires apocryphes. Il y a bien plus d’apparence que si l’empereur s’est repenti de quelque chose dans sa solitude, ç’a été de ne s’être pas plus tôt retiré du monde, ou, comme en parle un auteur de delà les monts, de n’avoir pas plus tôt coupé jeu à la fortune. Car par-là, dit-il, il attrapa la fortune, quoiqu’elle soit si forte, et qu’elle sache si bien piper [4]. »

(O) Quelques-uns prétendirent qu’il se repentit bientôt d’avoir cédé ses états à un fils qui lui en témoigna si peu de reconnaissance. ] On rapporte une réponse faite par Philippe II au cardinal de Granvelle, d’où il faudrait inférer que le repentir de Charles-Quint ne tarda point jusqu’au lendemain, et que la bonne volonté de renoncer au commandement ne passa pas les vingt-quatre heures. Il y a aujourd’hui un an, dit le cardinal de Granvelle au roi Philippe, que l’empereur se démit de tous ses états. Il y a aussi aujourd’hui un an, répondit le roi, qu’il s’en repentit. Ceux qui ne sont pas si malins prétendent qu’il ne commença à regretter ses couronnes que lorsqu’en traversant plusieurs provinces d’Espagne pour se rendre à Burgos, il vit si peu de noblesse venir au-devant de lui. Outre qu’étant arrivé dans cette ville, il fut obligé d’y attendre assez long-temps la somme qu’il s’était réservée. Il avait besoin d’en toucher une partie, afin de récompenser les domestiques qu’il devait congédier ; et on le renvoyait de jour à autre pour le payement : cela lui déplut beaucoup. Citons un long passage de Strada [5], où l’on verra qu’il n’affirme rien sur le repentir en question [6]. Quùm in Cantabriam appulsus, ac profectus indè Burgos, raros admodùm sibi obvios vidit Hispanos proceres, (quos nempè solus, incomitatusque titulis suis Carolus

  1. * Joly dit qu’il ne sait si l’on trouve ailleurs que dans les Contes d’Eutrapel, « que Charles-Quint dans sa retraite avait caché quatre cents écus qui lui furent dérobés par un hiéronymite, et qu’il en pensa mourir de chagrin. »
  1. Brantôme, Mémoires des Capitaines étrangers, tom. I, pag. 12.
  2. Saint-Réal, Histoire de don Carlos, pag. m. 21, 22.
  3. Entretien Ier., pag. m. 10.
  4. Balzac, Entret. Ier., pag. 12, 13.
  5. Sirada, decad. I, lib. I, pag. 10, 11.
  6. À la suite de ce que je cite il rejette ce repentir comme un bruit fort mal fondé.