Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T05.djvu/483

Cette page n’a pas encore été corrigée
473
DÉMOCRITE.

gations qu’il avait à Démocrite, et en le traitant de rêveur, ou de donneur de billevesées, ληρόκριτος, nugarum censor. Ce fut un de ses jeux de mots.

(P) Il n’était rien moins qu’orthodoxe touchant la nature divine. ] S’il avait seulement dogmatisé que Dieu était un esprit placé dans une sphère de feu, et l’âme du monde [1], il serait cent fois moins intolérable qu’il ne l’est ; mais je trouve d’autres dogmes bien plus dangereux qui lui sont attribués dans les livres de Cicéron. Quid ? Democritus qui tùm imagines, earumque circuitus in Deorum numero refert, cùm illam naturam quæ imagines fundat ac mittat, tùm scientiam intelligentiamque nostram, nonne in maximo errore versatur ? cùmque idem omninò quia nihil semper suo statu maneat, neget esse quicquam sempiternum, nonne Deum ita tollit omninò ut nullam opinionem ejus reliquam faciat [2] ? Voilà les dogmes que Velleïus l’un des interlocuteurs de Cicéron attribue à Démocrite : ils sont tels qu’on peut assurer que quiconque les embrasse est véritablement dans le cas de celui qui dit,

Ô Jupiter, car de toi rien sinon
Je ne connais seulement que le nom [3].


Car la nature que Démocrite appelait Dieu n’avait ni l’unité, ni l’éternité, ni l’immutabilité, ni les autres attributs qui sont essentiels à la nature divine. Il prodiguait le nom de Dieu aux images et aux idées des objets, et à l’acte de notre entendement par lequel nous connaissons les objets. J’ose bien dire que cette erreur, quelque grossière qu’elle soit, ne sera jamais celle d’un petit esprit, et qu’il n’y a que de grands génies qui soient capables de la produire. Je ne sais si jamais personne a pris garde que le sentiment de l’un des plus sublimes esprits de ce siècle, que nous voyons toutes choses dans l’Être infini, dans Dieu, n’est qu’un développement et qu’une réparation du dogme de Démocrite. Prenez bien garde que Démocrite enseignait que les images des objets, ces images, dis-je, qui se répandent à la ronde, ou qui se tournent de tous côtés pour se présenter à nos sens, sont des émanations de Dieu, et sont elles-mêmes un Dieu ; et que l’idée actuelle de notre âme, est un Dieu. Y a t-il bien loin de cette pensée à dire que nos idées sont en Dieu, comme le père Mallebranche le dit, et qu’elles ne peuvent être une modification d’un esprit créé ? Ne s’ensuit-il pas de là que nos idées sont Dieu lui-même ? Or nos idées et notre science peuvent passer facilement pour la même chose. Cicéron fera dire tant qu’il lui plaira par un de ses personnages, que ces pensées de Démocrite sont dignes d’un Abdéritain [4], c’est-à-dire, d’un sot et d’un fou : je suis sûr qu’un petit esprit ne les formera jamais. Pour les former, il faut comprendre toute l’étendue de pouvoir qui convient à une nature capable de peindre dans notre esprit les images des objets. Les espèces intentionnelles des scolastiques sont la honte des péripatéticiens : il faut être je ne sais quoi pour se pouvoir persuader qu’un arbre produit son image dans toutes les parties de l’air à la ronde, jusques au cerveau d’une infinité de spectateurs. La cause qui produit toutes ces images est bien autre chose qu’un arbre. Cherchez-la tant qu’il vous plaira, si vous la trouvez au-deçà de l’Être infini, c’est signe que vous n’entendez pas bien cette matière. Je ne disconviens pas qu’au fond ces dogmes de Démocrite ne soient très-absurdes. Saint Augustin les a réfutés solidement, et nous a

  1. Νοῦν μὲν γὰρ εἶναι τὸν Θεὸν ἰσχυρίζεται καὶ αὐτὸς (Δημόκριτος) πλὴν ἐν πυρὶ σϕαιροειδεῖ, καὶ αὐτὸν εἶναι τὴν τοῦ κόσμου ψυχήν. Cyrillus contra Julianum, lib. I. Cela est tiré de Plutarque, de Plac. Philosoph., lib. I, cap. VII, pag. 881, D, il dit, Δημόκριτος νοῦν τὸν Θεὸν ἐμπυροειδῆ, τὴν τοῦ κόσμου ψυχήν. Democritus mentem Deum in igne globoso, mundi animam.
  2. Cicero, de Naturâ Deorum, lib. I, cap. XII et XXXVIII.
  3. Voyez le Plutarque d’Amyot, au Traité de l’Amour, chap. XII.
  4. Democritus… tum censet imagines divinitate præditas inesse universitati rerum : tum principia mentesque quæ sunt in eodem universo Deos esse dicit : tum animantes imagines, que vel prodesse nobis solent, vel nocere : tum ingentes quasdam imagine, tantasque ut universum mundum complectantur extrinsecùs. Quæ quidem omnia sunt patriâ Democriti quàm Democrito digniora. Cicero, de Nat. Deor.. lib. I, cap. XXXVIII.