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DÉMOCRITE.

un régal pour un philosophe comme lui, qui ne cherchait qu’à tourner le monde en ridicule [1]. » Il se pouvait repaître par-là d’un triomphe imaginaire sur la religion [2]. Tertullien allègue une autre raison de la conduite de ce philosophe. Il prétend que Démocrite ne pouvait ni regarder une femme sans en souhaiter la jouissance, ni manquer d’en jouir, sans se chagriner et se dépiter. Il n’y eut donc point de meilleur remède contre cette persécution, que de se priver de la vue. Tertullien tire de là pour les vrais fidèles un grand sujet de triomphe sur les sages du paganisme. Democritus excæcando semetipsum, quòd mulieres sine concupiscentiâ aspicere non posset, et doleret si non esset potitus, incontinentiam emendatione profitetur [3]. C’est un triomphe bien imaginaire ; car ce que l’on sait de plus certain touchant Démocrite renverse de fond en comble la supposition de Tertullien. C’était un homme détaché des sens, un méditatif qui méprisait les honneurs et les richesses, et qui voyagea jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans [4]. On ne s’avise guère d’entreprendre de grands voyages quand on est aveugle [* 1] ; et si ceux qui ont passé l’âge de quatre-vingts ans avaient besoin de s’aveugler, ce ne serait pas à cause que la vue des femmes allume en eux le feu de l’amour. Un désir suivi du regret de ne jouir pas ne se guérit pas par la privation de la vue : l’impudicité du cœur a besoin d’un autre remède. Clément d’Alexandrie dit une chose qui, à la bien prendre, réfute invinciblement Tertullien ; je l’ai rapportée dans le corps de cet article à la fin. Mais voici les propres paroles de ce père : Δημόκριτος δὲ γάμον καὶ παιδοποιΐαν παρατεῖται, διὰ τὰς πολλὰς ἐξ αὐτῶν ἀηδίας τε καὶ ἀϕολκὰς ἀπὸ τῶν ἀναγκαιοτέρων. Democritus autem repudiat matrimonium et procreationem liberorum propter multas, quæ ex ipsis oriuntur, molestias, et quòd abstrahant ab iis quæ sunt magis necessaria [5].

(M) La manière dont il consola Darius est assez ingénieuse. ] Je ne la rapporte point ; on peut la lire dans M. Moréri, et dans un auteur dont les livres se trouvent partout [6]. Ce dernier l’a un peu brodée. Comme il ne cite personne, je suppléerai ce défaut. Je dis donc qu’on ne trouve cette historiette que dans une lettre de l’empereur Julien.

(N) Il est excusable de s’être moqué de toute la vie humaine. ] Voyez là-dessus Montaigne [7], cité par l’auteur des Nouvelles Lettres contre l’ex-jésuite Maimbourg [8].

(O) Il a été le précurseur d’Épicure. ] Je ne saurais approuver ceux qui disent que le peu d’innovations que l’on vit dans le système de Démocrite, après qu’il eut été adopté par Épicure, sont autant de dépravations [9]. Mais j’avoue qu’Épicure n’y ajouta pas beaucoup de choses, et qu’il en gâta quelques-unes. Quid est in physicis Epicuri non à Democrito ? Nam etsi quædam commutavit, ut quod paulò antè de inclinatione atomorum dixi, tamen pleraque dicit eadem, atomos, inane, imagines, infinitatem locorum, innumerabilitatemque mundorum, eorum ortus et interitus, omnia ferè quibus naturæ ratio continetur [10]Democritus vir magnus in primis cujus fontibus Epicurus hortulos suos irrigavit [11]. Il se fit tort en n’avouant pas les obli-

  1. * Cette réflexion de Bayle détruit, ce me semble, le conte que Démocrite se serait crevé les yeux parce qu’il ne trouvait pas de meilleurs moyens contre les tentations qu’il éprouvait à la vue des femmes. Dès lors, comme Bayle le remarque, c’est un triomphe bien imaginaire que celui dont parle Tertullien ; et Joly ne pouvant nier cela se retranche à dire que, pour la bonté de l’argument de Tertullien, il suffit que le fait de la cécité de Démocrite fût cru vrai.
  1. Nouv. de la Rép. des Lettres, mois de février 1686, pag. 155.
  2. Quare relligio pedibus subjecta vicissim
    Obteritur, nos exæquat victoria cœlo.
    Lucret., lib. I, vs. 79.

  3. Tert., in Apolog., cap. XLVI.
  4. Il le dit lui-même apud Clem. Alexandrinum, Stromat., lib. I, pag. 304, et apud Eusebium, Præpar., lib. X, cap. IV, pag. m. 472.
  5. Clem. Alexandr., Stromat., lib. II, pag. 421.
  6. La Mothe-le-Vayer, tom. VIII, pag. 340. Voyez aussi le père Garasse, Doctrine curieuse, pag. 297.
  7. Essais, liv. I, chap. L.
  8. Lettre XXI, pag. 715.
  9. Voyez Cicéron, lib. I de Finibus, cap. V et VI.
  10. Cicero, de Nat. Deorum, lib. I, cap. XII, XXVI, XLIII.
  11. Ibid.. cap. XXXIII. Voyez aussi Plutarque, adversùs Colotem., pag. 1101.