Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T05.djvu/480

Cette page n’a pas encore été corrigée
470
DÉMOCRITE.

ne donne qu’un petit nombre de livres pour de véritables ouvrages de Démocrite. Nous avons vu ci-dessus la plainte que fait Aulu-Gelle. Enfin, on peut dire que si Diogène Laërce n’en a pas rejeté davantage, cela prouve seulement qu’il y avait eu des faussaires qui, peu après que Démocrite fut mort, publièrent divers écrits sous son nom : on les prit pour des enfans légitimes ; les siècles suivans se conformèrent à cet avis : il n’en fallut pas davantage à Pline [1] et à Diogène Laërce [2], pour recevoir ces ouvrages comme de vraies productions de Démocrite. Et ce qui fit qu’on fut aisément trompé au commencement, c’est que l’excessive curiosité de ce philosophe, son amour pour la solitude, son application aux expériences, le succès de quelques-unes de ses prédictions, persuadaient sans peine qu’il avait laissé par écrit tous les secrets, toutes les remarques que l’on voyait dans les livres qui parurent sous son nom.

Pétrone témoigne que Démocrite passa sa vie à faire des expériences sur les végétaux et les minéraux : Omnium herbarum succos Democritus expressit : et ne lapidum virgultorumque vis lateret, ætatem inter experimenta consumpsit. On dit qu’ayant prévu que l’année serait mauvaise pour les oliviers, il acheta à vil prix une grande quantité d’huile, et y fit un gain immense dont néanmoins il ne voulut pas profiter : il se contenta de faire connaître qu’il ne tenait qu’à lui d’être riche. On s’étonnait qu’un homme qui n’avait jamais paru se soucier que de ses études se mît tout d’un coup dans le trafic : qui doute que, quand on en eut appris la raison, plusieurs ne l’aient regardé comme un magicien ? D’autres le crurent dignes des honneurs divins. Ὡς δὲ προειπών τινα τῶν μελλόντων εὐδοκίμησε, λοιπὸν ἐνθέου δόξης παρὰ τοῖς πλείςοις ἠξιώθη. [3]. Ubi verò futura quædam prædixerat, sequensque rerum eventus fidem fecerat, divinis jam honoribus dignus à plerisque judicatus est. Voici le passage qui témoigne ce trafic d’huile, et le reste : Ferunt Democritum, qui primus intellexit, ostenditque cum terris cœli societatem, spernentibus hanc curam ejus opulentissinus civium, prævisâ olei caritate ex futuro Vergiliarum ortu, quâ diximus ratione, ostendemusque jam pleniùs, magnâ tum vilitate propter spem olivæ, coëmisse in loto tractu omne oleum [4], mirantibus qui paupertatem et quietem doctrinarum ei sciebant in primis cordi esse. Atque ut apparuit causa, et ingens divitiarum cursus, restituisse mercedem anxiæ et avidæ dominorum pœnitentiæ, contentum ita probâsse, opes sibiin facili, cùm vellet, fore [5]. Une autre fois il pria son frère d’employer uniquement ses moissonneurs à transporter dans la grange le blé qu’ils avaient coupé. Il prévit un furieux orage qui arriva bientôt après. Tradunt eumdem Democritum metente fratre ejus Damaso ardentissimo æstu orâsse ut reliquæ segeti parceret, raperetque desecta sub tectum, paucis mox horis sævo imbre vaticinatione approbatâ [6]. J’ai ouï dire qu’un gentilhomme de Normandie, ayant connu par le baromètre qu’il pleuvrait bientôt, fit serrer son foin pendant qu’il faisait un très-beau temps. Cela fit dire aux villageois d’alentour qu’il avait commerce avec le diable, puisqu’il devinait si à propos, pour son intérêt, le changement des saisons. Était-on moins téméraire à juger mal du prochain au siècle de Démocrite ? Les secrets de la nature n’étaient-ils pas alors entre les mains de moins de gens sans comparaison qu’aujourd’hui ? Démocrite était donc plus exposé aux soupçons magiques qu’il ne le serait présentement.

Je dirai par occasion qu’il me semble que M. de Saumaise réfute assez mal Solin, touchant les combats de

  1. Pythagoræ pertinax fama antiquitasque vindicant. C’est la preuve dont Pline se sert, liv. XXIV, chap. XVII.
  2. Les ouvrages qu’il rejette sont ceux que le consentement général avait rejetés, ὁμολογουμένως ἐςιν ἀλλότρια, omninò aliena consensu omnium sunt.
  3. Diog. Laert., lib. IX, num. 38.
  4. Cicéron, lib. I de Divinatione, cap. III. Aristote, lib. I Politic., cap. VII. Diogène Laërce, in Thalete, attribuent ceci à Thalès ; mais avec cette différence que Thalès acheta l’huile à venir, selon Cicéron, et les pressoirs à huile, selon Aristote et Diogène Laërce. Voyez le père Hardouin sur ce passage de Pline, et M. Ménage, sur Laërce, liv. I, num. 26.
  5. Plin., lib. XVIII, cap. XXVIII.
  6. Idem, lib. XVIII, cap. XXXV.