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BONFADIUS.

subsiste après notre mort, je le saurai bientôt. Le philosophe qui l’accompagnait lui demanda : À quoi pensez-vous maintenant ? Je me propose, répondit Canius, de bien observer si mon âme s’apercevra de sa sortie. Il promit que, s’il apprenait quelque chose, il viendrait voir ses amis pour leur déclarer son état. Tristes erant amici, talem amissuri virum. Quid mœsti, inquit, estis ? Vos quæritis, an immortales animæ sint : ego jam sciam. Nec desiit, in ipso veritatem fine scrutari, et ex more suo quætionem habere. Prosequebatur illum philosophus suus : nec jam procul erat tumulus, in quo Cæsari Deo nostro fiebat quotidianum sacrum. Quid, inquit, Cani, nunc, cogitas ? Aut quæ tibi mens est ? Observare, inquit Canius, proposui illo velocissimo momento, an sensurus sit animus, exire se. Promisitque, si quid explorâsset, circumiturum amicos, et indicaturum quis esset animarum status [1]. Sénèque ne nous dit point si l’on apprit quelques nouvelles de ce Julius en conséquence de cette promesse.

On sera peut-être bien aise que j’examine ici deux questions qui se présentent naturellement. La première est, si les amis de ce Julius eurent quelque bon prétexte de douter de l’immortalité de l’âme, en n’apprenant pas les nouvelles qu’il leur avait fait espérer ? la seconde, s’ils eussent eu un bon fondement de croire l’immortalité de l’âme, en cas qu’ils eussent appris de ses nouvelles par quelque fantôme ?

I. Je réponds, quant au premier point, qu’un tel prétexte de mettre en doute l’immortalité de l’âme serait très-mauvais ; car encore qu’on eût pu donner une fort bonne raison de la nullité des promesses de Julius, en supposant que son âme ne subsistait plus, il ne s’ensuit pas qu’on ait droit de se servir de cette hypothèse, pour marquer les causes de l’inexécution de sa parole. Quand on peut expliquer un phénomène par trois ou quatre suppositions probables, il n’y en a aucune qui puisse former une juste conviction. On ne peut donner une preuve démonstrative, que lorsque les hypothèses différentes de celle que l’on emploie sont, ou impossibles, ou manifestement fausses. Puis donc, qu’en supposant l’immortalité de l’âme, on peut donner de bonnes raisons pourquoi Julius ne revint point dire à ses amis en quel état il était, on peut fort bien rejeter l’hypothèse de la mortalité de l’âme, encore qu’elle soit très-propre à expliquer cet événement. On peut supposer avec beaucoup de raison, ou qu’une âme séparée de son corps ne se souvient point de la promesse qu’elle a faite pendant cette vie ; ou que, si elle s’en souvient, elle ignore les expédiens de l’accomplir, ou n’a pas la liberté de les mettre en œuvre, soit qu’elle n’ose, soit qu’elle ne veuille désobéir aux volontés de quelque cause supérieure qui lui défend tout commerce avec les humains. Disons donc que les amis de Bonfadius eussent été de très-mauvais raisonneurs, s’ils eussent voulu inférer la mortalité de l’âme, de ce qu’il n’eût point tenu la parole qu’il leur donna.

II. Le second point est plus délicat, et je fais d’abord une distinction. Si quelque fantôme, soi-disant l’âme de Julius, se fût montré aux amis de ce Romain, et leur eût appris des nouvelles de l’autre monde, ils eussent pu regarder, en conséquence de cela, comme une hypothèse très-probable, celle de l’immortalité de l’âme : mais s’ils avaient pris cette apparition pour une preuve démonstrative que l’âme de Julius subsistait encore, ils n’eussent pas bien jugé ; car, comme je l’ai déjà dit, une hypothèse ne fournit point de preuves démonstratives lorsque le fait qu’elle explique peut être expliqué par des hypothèses différentes. Il faut qu’une preuve, pour être démonstrative, fasse voir que le contraire est impossible, ou manifestement faux. Puis donc que l’on peut donner des causes possibles de l’apparition d’un fantôme soi-disant l’âme d’un tel homme, accomplissant certaines promesses que cet homme aurait faites à ses amis, puis, dis-je, qu’on peut expliquer cela par des hypothèses possibles, sans supposer que l’âme de l’homme soit immortelle, il est clair que les amis de Julius n’eussent pas philosophé avec la dernière exacti-

  1. Seneca, de Tranquillit. Animi, cap. XIV, pag. 671.