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AUSONE.

principalement excité la bile de plusieurs autres auteurs. Voici un beau passage de M. Baillet : « Il aurait été du moins à souhaiter qu’on eût exterminé le misérable Centon, c’est-à-dire, cette méchante pièce de rapport, qu’il a fait des moitiés de vers de Virgile, sur des matières purement érotiques. C’est avec beaucoup de justice que l’université de Paris se plaignait, il y a quarante ans, de la malice que ce poëte a eue de faire parler d’une façon très-déshonnête Virgile, c’est-à-dire, celui des poëtes de l’antiquité qu’on a toujours loué le plus pour sa chasteté [* 1]. Et le père Briet, jésuite, a porté son zèle encore plus loin [* 2], lorsqu’il nous a dépeint cette action d’Ausone comme un attentat punissable ; jugeant qu’il n’y avait pas moins d’impudence et d’effronterie que d’impureté et d’infamie dans un homme qui avait été capable de commettre une telle infidélité, et qu’il y avait quelque chose de plus diabolique qu’humain dans ce pernicieux art de pervertir les choses, c’est-à-dire, de les changer de bien en mal, pour dresser des piéges à l’innocence et à la pureté de la jeunesse[1]. » Comme bien des gens seront fort aises de lire les propres paroles du père Briet, je m’en vais les copier : Centones ejus Virgidiani non tantùm impurissimi sunt, sed et impudentissimi, quibus castissimos versus libidinosæ affixit materiæ, opere quod plus dæmonem quàm hominem saperet, adolescentium pudicitiæ insidiantem. Ausone fit cet ouvrage à la prière de l’empereur Valentinien, qui en avait fait un semblable. Il s’excuse sur cet ordre-là, et il observe qu’un prince ne saurait user d’une manière de commandement plus absolue que celle de la prière. Il se trouva bien embarrassé, car, en faisant un mauvais poëme, il s’exposait au blâme d’avoir sacrifié grossièrement sa réputation à la flatterie ; et, en faisant un meilleur poëme que celui de l’empereur, il s’exposait à passer pour un insolent qui avait l’audace de vouloir briller plus que son maître. Il assure, 1°, qu’il garda un tel milieu, que, sans prétendre de surpasser Valentinien, il fit en sorte que son poëme ne cédât point à l’ouvrage de ce prince ; 2°., qu’il eut l’avantage de lui plaire, et que, ne l’ayant point vaincu, il n’encourut point la disgrâce que la victoire aurait pu lui attirer. Voilà le langage d’un fin courtisan ; mais, afin de rendre à ce poëte toute la justice que la délicatesse de son esprit et de sa plume demande ici, il faut l’entendre lui-même : Piget Virgiliani carminis dignitatem tam joculari dehonestâsse materiâ ; sed quid facerem ? jussum erat. Quodque est potentissimum imperandi genus, rogabat qui jubere poterat, S. imperator Valentinianus, vir meo judicio eruditus, qui nuptias quondàm ejusmodi ludo descripserat, aptis equidem versibus et compositione festivâ. Experiri deindè volens, quantùm nostrâ contentione præcellerent simile nos de eoder concinnare præcepit. Quàm scrupulosum hoc mihi fuerit, intellige. Neque anteferri volebam, neque posthaberi : quùm aliorum quoque judicio detegenda esset adulatio inepta, si cederem, insolentia, si ut æmulus eminerem. Suscepi igitur similis recusanti, feliciterque et obnoxius gratiam tenui, nec victor offendi[2]. S’il était vrai que le Cento nuptialis de l’empereur Valentinien ne cédât pas à celui d’Ausone, il faudrait dire que ce monarque n’entendait pas mal la poésie ; et comme, d’ailleurs, il était grave, et d’une pudicité exemplaire, il peut servir de beaucoup à la justification d’Ausone. Omni pudicitiæ cultu domi castus, et foris, nullo contagio conscientiæ violatus obscenæ, nihil incestum ; hancque ob causum tanquam retinaculis petulantiam frenârat aulæ regalis[3]. Un si grand exemple peut prouver très-clairement que les personnes les plus sévères et les plus chastes se laissent aller quelquefois à des jeux d’esprit, où les descriptions de la principale cérémonie des noces sont remplies de trop de licence et de trop d’obscénités, car il ne faut

  1. (*) Réponse de l’Université à l’Apologie du père Nic. Caussin, pag. 358.
  2. (*) Philipp. Briet, de Poët. latin., lib. IV, pag. 50.
  1. Baillet, Jugem. sur les Poëtes, tom. II, pag. 470, 471.
  2. Auson., in Præfat. Cent. nuptial., pag. 500, 501.
  3. Amm. Marcell., lib. XXX, cap. IX.