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AVERROÈS.

de savans hommes disent qu’Averroës ignorait la langue grecque[1]. Je sais d’ailleurs que les califes Almanzor, Abdalla, et Almamon, qui ont précédé de quelques siècles Averroës, firent traduire en arabe quantité de livres grecs[2]. Il n’y a donc point d’apparence que la première version arabe des ouvrages d’Aristote eût été faite par Averroës, quand même on supposerait qu’il n’était pas ignorant de la langue grecque. Alfarabe, qui a fleuri au Xe. siècle, trouva dans la Mésopotamie la Physique d’Aristote [3]. On lui attribue ordinairement la traduction des Analytiques du même Aristote : c’est M. d’Herbelot qui nous l’apprend[4]. Rigord raconte qu’un concile tenu à Paris l’an 1209 condamna au feu quelques livres d’Aristote que l’on expliquait dans les colléges, et qui avaient été apportés de Constantinople depuis peu de temps, et traduits de grec en latin : Delati de novo à Constantinopoli et à græco in latinum translati[5]. Ceci ne s’accorde point avec M. d’Herbelot, car il en résulte qu’environ le temps que mourut Averroës on se servait à Paris d’une traduction d’Aristote faite sur le grec. Il est sûr, qu’avant le milieu du XIIe. siècle, la philosophie d’Aristote s’enseignait dans l’université de Paris. Voyez les plaintes de saint Bernard rapportées par M. de Launoi[6]. Ce même passage de Rigord montre que les livres grecs d’Aristote étaient en France au temps d’Averroës. Enfin je voudrais bien que l’on me nommât quelques traducteurs de l’Aristote et du commentaire arabe d’Averroës, qui aient vécu entre Averroës et Thomas d’Aquin. Tous les traducteurs latins de ce philosophe arabe, qui sont venus à ma connaissance, sont postérieurs à ce docteur angélique. Ce n’est pas que je veuille rejeter ce qu’on lit dans quelques auteurs, que l’empereur Frédéric II, qui a fleuri avant saint Thomas et après Averroës, fit mettre en latin les livres de cet Arabe. On peut inférer cela de ces paroles de Cuspinien[7] : Libros multos ex græco et ex arabico latinos fieri curavit, inter quos et Aristotelis volumina fuerunt, et multa medicorum ; et de ce passage de Wolphang Hungerus dans ses notes sur Cuspinien [8] : Curavit quoque eas fieri translationes operum Aristotelis, et scriptorum medicinæ, ex linguâ græcâ et arabicâ, quæ in hunc usque diem in scholis lectæ sunt, atque etiamnum leguntur : et Bononiam easdem misit, ut academiæ offerrentur, quod ejus ex epistolis apparet. Voyez aussi la chronique de Carion[9], où il est dit nommément, que cet empereur fit traduire l’Almageste de Ptolomée, et plusieurs ouvrages d’Aristote, de Galien, et d’Avicenne, etc.[10]. Vous trouverez les mêmes noms dans le Théâtre de Matthias[11], sous la citation du VIIe. livre des Annales d’Aventin, et de la Chronique de Carion. Je ne sais pourquoi on ne nomme pas Averroës ; et cependant je m’imagine qu’il est un de ceux qui furent traduits par les soins de cet empereur. Je voudrais savoir, comme je l’ai déjà dit, comment s’appelaient ceux qu’il employa à traduire ces écrivains.

Prenons garde à une chose qui se trouve dans la Bibliothéque de M. d’Herbelot, c’est que les mahométans regardent comme un pur athéisme la doctrine de ceux qui, en admettant un premier moteur, soutiennent aussi que le monde est éternel[12]. On attribue cette doctrine aux plus fameux philosophes qui aient fleuri parmi les Arabes, à notre Averroës, à Avicenne, à Alfarabe[13]. Les chrétiens font pour l’ordinaire un semblable jugement de cette doctrine, et il est sûr qu’on ne la pourrait soutenir sans traiter de fable l’Écriture Sainte.

  1. Voyez ci-dessus aux citations (5) et (9).
  2. Voyez le père Rapin, Comparaison de Platon et d’Aristote, pag. 403, 404. Voyez aussi M. d’Herbelot., Bibliothéq. orient., pag. 546.
  3. Rapin, Comparaison de Platon et d’Aristote, pag. 404.
  4. d’Herbelot, Biblioth. orient., pag. 337.
  5. Rigordus, in Vitâ Philippi Augusti, apud Launoium, de Variâ Aristot. Fortunâ, cap. I, pag. 6.
  6. Launoius, ibid., cap. III, pag. 24 et seqq.
  7. Cuspin., in Frideric. II, init., pag. 419.
  8. Hungeri Annot., in Cuspinianum, p. 150.
  9. Pag. 482.
  10. Peucer., in Chronic. Carionis, lib. V, pag. 684.
  11. Pag. 956.
  12. D’Herbelot, Biblioth. orient., pag. 337. col. 2.
  13. Là même, et pag. 303, colon. 1.