Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T02.djvu/555

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
545
AVERROÈS.

transirent menses decem filius ejus mortuus est, et major solus remansit, qui judex opinionis et sectæ effectus est[1]. Bartholin, qui me fournit ce passage, attribue sans raison aux vers de ce philosophe le grand effet dont il s’agit, et qu’il ne faut imputer qu’à l’imprécation en prose qu’Averroës prononça. Les compilateurs ont recueilli beaucoup d’exemples de pareils effets de telles imprécations[2].

(P) Quand il fut vieux il fit jeter au feu ses vers de galanterie. ] Le discours qui accompagna cet acte est tout confit en sagesse. L’homme, dit-il, sera jugé par ses paroles ; et si j’ai mal parlé, je ne veux point donner à connaître ma folie. Si mes vers plaisaient à quelqu’un, il me prendrait pour un homme sage, et je ne reconnais point que je le sois. Vous voyez là un bon caractère. Averroës, ayant fait la faute, la répara : il voulut se dérober également à l’approbation qu’il ne croyait pas mériter, et au blâme qu’il méritait. Il se serait trouvé une infinité de gens qui auraient lu ses vers d’amour l’encens à la main, qui les auraient admirés, qui auraient béni sa mémoire. Ovide et Catulle sont des exemples de cela. Il ne voulut point de cette louange. D’autres eussent trouvé fort mauvais qu’un si grand homme, un légiste et un philosophe si excellent, eût fait des vers de galanterie. Il prévint leur critique en donnant ordre que personne ne pût lire ce qu’il avait composé sur une telle matière. Ses autres ouvrages de poésie sont tous perdus, hormis une très-petite pièce où il déclare, qu’étant jeune, il a désobéi à sa raison, mais qu’étant vieux, il l’a suivie ; sur quoi il pousse ce souhait : Plût à Dieu que je fusse né vieux, et que dès ma jeunesse j’eusse été dans l’état de perfection ! Voilà, ce me semble, le vrai sens de ces paroles latines de Jean Léon[3]. De suis guidem carminibus tantùm duo reperiuntur ad verbum significantibus : « Inobediens enim fui voluntati meæ juvenis, ac quando tempus cum calvitie senectuteque agitavit me, tum parui voluntati meæ. Utinam natus fuissem senex, et in juventute absolutus [4] ! » Quel souhait plus digne d’un philosophe pourrait-on faire ?

Rapportons ce que fit Averroës à l’égard des vers d’amour d’un autre écrivain. Il y avait à Cordoue un philosophe, médecin et astrologue, nommé Abraham Ibnu Sahal, qui, par un caprice de sa mauvaise fortune, devint amoureux, et se mit à faire des vers, se souciant peu de la dignité doctorale. Posteà ob disgratiam suæ fortunæ, amore capitur, et dignitate doctorum postpositâ, cœpit edere carmina[5]. Les juifs, ses confrères de religion, l’exhortèrent à ne donner point au public de ces poésies impudiques. Il leur fit en vers une réponse profane. Cela fit qu’ils eurent recours à l’autorité du magistrat ; et comme Averroës était le grand juge du pays, ce fut à lui qu’ils s’adressèrent. Ils lui représentèrent que cet Abraham avait corrompu par ses poésies toute la ville, et principalement la jeunesse de l’un et de l’autre sexe, et qu’on ne chantait autre chose dans les festins nuptiaux. Averroës s’indigna contre ce poëte, et lui fit défendre de continuer, à peine d’être châtié selon l’exigence du cas, ou comme il plairait au juge. Il entendit dire que sa défense n’arrêtait point la veine du juif, et il voulut être assuré de la vérité. Il envoya chez ce poëte une personne de confiance, qui lui revint faire ce rapport : Je n’ai trouvé chez lui que l’aîné de vos enfans, qui écrivait de ces poésies. Il ajouta qu’il n’y avait dans Cordoue ni homme, ni femme, ni enfant, qui n’eussent appris quelque chose de vers d’Abraham Ibnu Sahal. Alors Averroës cessa ses poursuites. Une seule main, dit-il, peut-elle fermer mille bouches ? Ayant vu un jour chez un libraire que l’Alcoran ne fut vendu qu’un ducat, et que les poésies de ce juif furent achetées dix pistoles au premier mot[6], il s’écria : « Cette

  1. Thomas Bartholinus, de Medicis Poëtis, pag. 105, 106.
  2. Voyez Camerarius aux Méditations historiques, tom. I, liv. V, chap. VI, et tom. III, lib. II, chap. XV et XVI.
  3. Apud Hottinger., Biblioth. theolog., pag. 278.
  4. In juventute absolutus. Le traducteur a mis peut-être in au lieu de ab ; et ainsi, l’on pourrait traduire exempt de jeunesse.
  5. Hottingeri Biblioteca theolog., pag. 288.
  6. Prædictus emptor nihil respondens, sed