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AVERROÈS.

de si belles espérances sur une version accomplie des œuvres d’Averroës, ou qui lui donnent de si grands éloges.

(K) Le peuple de Cordoue l’éleva à deux belles charges que son père et son aïeul avaient possédées. ] Son aïeul était l’un des plus fameux jurisconsultes de son temps ; il passait pour un second Malich, qui a été l’un des quatre plus grands casuistes de la religion mahométane : Unus ex quatuor primariis juris muhammedanorum Canonici interpretibus[1] ; et il fut d’ailleurs un savant théologien. Ce fut lui que le peuple de Cordoue, secouant le joug de son prince, et voulant avoir pour maître le roi de Maroc, députa à ce monarque pour négocier cette grande affaire. Il en obtint toutes les faveurs qu’il lui demanda de la part de ces mutins, et il retourna vers eux comblé de bienfaits et de caresses, ayant été créé chef des prêtres, et grand-juge du royaume de Cordoue. Il mourut après avoir joui de ces dignités un fort long temps, et laissa un fils qui était légiste, et qui fut destiné aux mêmes emplois par les suffrages des habitans de Cordoue. Le roi de Maroc confirma cette élection ; et par ce moyen notre légiste se vit revêtu d’un beau caractère. On trouve que l’autorité de ses charges s’étendait sur toute l’Andalousie, et sur le royaume de Valence. Sa vie fut longue, et il la passa joyeusement. Après qu’il fut mort ses dignités furent conférées à son fils Averroës par les suffrages du peuple[2]. Notez qu’à la prière de plusieurs grands, qui imploraient sa clémence en faveur d’Ibnu Saigh, fameux médecin, détenu dans les prisons pour le crime d’hérésie, il l’avait mis en liberté. Ibnu Giulgiul disait pendant cette procédure, Le père d’Averroës ne sait pas qu’il a eu un fils qui sera un beaucoup plus grand hérétique que celui-là [3]. Ce n’était point se tromper.

(L) On dit des merveilles de sa patience, et de sa libéralité, et de sa douceur. ] Il y avait à Cordoue, parmi la noblesse, et parmi les gens de lettres, plusieurs personnes qui le haïssaient et qui le contrôlaient. Un jour qu’il faisait leçon dans l’auditoire de jurisprudence, le valet de l’un de ses ennemis lui alla dire quelque chose à l’oreille. Il changea de couleur, et répondit simplement, oui, oui. Le lendemain, le même valet retourna à l’auditoire, demanda pardon, et confessa devant tous les écoliers qu’il avait dit une grosse injure à Averroës, en lui parlant à l’oreille. Dieu te bénisse, lui répondit-il, puis que tu as déclaré que je suis pourvu de patience. Il lui donna ensuite une certaine somme d’argent, et lui dit, Ne fais point à d’autres ce que tu m’as fait. Quoiqu’il fût riche, et par son mariage, et par ses charges, il était toujours endetté, parce qu’il faisait beaucoup d’aumônes aux gens de lettres nécessiteux, soit qu’ils l’aimassent, soit qu’ils le haïssent. Ses amis le censurèrent un jour de ce qu’il distribuait son bien à ses ennemis : Malheureux que vous êtes, répondit-il, vous ne savez pas que faire du bien à ses parens et à ses amis n’est point un acte de libéralité : on se porte à cela par des sentimens de la nature. Être libéral, c’est communiquer son bien à ses ennemis ; et parce que mes richesses ne viennent pas de ce que moi ou mes ancêtres ayons exercé la marchandise, ou quelque art, ou le métier des armes, mais de la profession de la vertu, n’est-il pas juste que je les dépense par la vertu ? Je trouve que je ne les ai pas mal placées ; elles m’ont servi à convertir en amis ceux qui étaient mes ennemis[4]. Joignez à cela ce que j’ai dit concernant sa sobriété, sa vigilance, son application à l’étude, etc[5]. Il ne voulut point consentir que le plus jeune de ses fils fût élevé aux honneurs qu’on lui offrait à la cour de Maroc ; et bien loin de voir avec joie la déférence que l’on témoignait à ce jeune homme, et dans laquelle on se proposait de faire plaisir au père, il s’en chagrinait tout de bon[6]. Quel dommage que tant de

  1. Hotting., Bibl. theolog., lib. II, cap. III, pag. 272.
  2. Tiré d’un livre de Viris quibusdam illustribus apud Arabes, traduit en latin par Jean Léon l’Africain, et publié par Hottinger, Bibliotec. theolog., cap. III, pag. 272.
  3. Idem, ibid., pag. 269.
  4. Hottinger., Bibliotheca theolog., lib. II, cap. III, pag. 273, 274.
  5. Ci-dessus dans le texte de cet article, au passage du Journal des Savans, citation (d).
  6. Apud Hottinger., Biblioth. theolog., pag. 274, 275.