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AVERROÈS.

gratiam ei conciliaret apud primos novitas, apud posteros vetustas[1]. Il marque là un coup de bonheur : certains esprits fortunés plaisent d’abord pour leur nouveauté, et enfin à cause de leur antiquité. Que mes lecteurs examinent, s’il leur plaît, ce raisonnement d’un moderne. On ne doit pas s’étonner de voir que les hommes aient eu tant d’estime pour Averroës, puisque le père de Cardan, qui se mêlait de magie, nous assure que les démons mêmes ont admiré sa doctrine, de laquelle Bajazet se divertissait dans les plus sensibles douleurs de la goutte : qui n’est pas une preuve moins avantageuse pour montrer son mérite, que d’avoir étonné les intelligences[2]. Si ce qui concerne Bajazet n’est pas rapporté plus fidèlement que le reste, j’en doute beaucoup[3]. Pour bien rapporter ce qui regarde le père de Cardan, il fallait dire, que l’un des esprits qui lui apparurent faisait profession d’être averroïste, et non pas qu’Averroës avait étonné les intelligences ; et il fallait ajouter que Carda même insinue que ce conte de son père était fabuleux. Ille verò palam averroïstam se profitebatur. Hæc seu historia, seu fabula sit, ità se habuit. Quod fabula videatur satis argumento esse debet quod, etc.[4].

(G) Il n’y a point de livre où Averroës paraisse avoir eu de meilleures intentions, que dans sesDestructiones Destructionum contra Algazelem : ] ou bien Destructoriun Destructorii. Le titre arabe est Hahapalah altahapalah[5]. Averroës réfute dans cet ouvrage les opinions métaphysiques qu’Algazel avait soutenues contre les philosophes. La plupart de ces opinions d’Algazel sont très-mauvaises : car, par exemple, il a combattu ce que les philosophes disaient, que le monde est l’ouvrage de Dieu, et que Dieu est un agent ; qu’il est unique, simple, incorporel, et qu’il ne peut point y avoir deux natures incréées[6]. Puisqu’Averroës soutient le parti des philosophes sur toutes ces propositions, on ne peut nier qu’il ne travaille en faveur de l’orthodoxie. C’est l’un de ses plus beaux ouvrages, au sentiment du père Rapin[7]. Mais d’ailleurs, la bonne cause peut-elle trouver son compte dans les services que lui pourrait faire un tel défenseur, lui qui niait que la création fût possible, et qui soutenait que tous les êtres spirituels sont éternels, et que Dieu ne connaît pas les choses particulières, et n’étend point sa providence sur les individus de ce monde[8] ?

(H) On parle fort désavantageusement de la religion de ce philosophe. ] Vous trouverez dans le Dictionnaire de Moréri, que le christianisme était selon lui une religion impossible ; que le judaïsme était une religion d’enfans ; et que le mahométisme était une religion de pourceaux : et qu’ensuite il s’écriait, moriatur anima mea morte philosophorum, c’est-à-dire, que mon âme meure de la mort des philosophes. Voilà de quelle manière il imitait Balaam, qui dit, que je meure de la mort des justes, et que ma fin soit semblable à la leur[9]. M. Moréri ne rapporte pas exactement ce qui concerne le christianisme : Averroës le nommait, dit-il, une religion impossible, à cause du mystère de l’Eucharistie. Il est sûr que ce philosophe n’en parlait pas si obligeamment, quand il faisait réflexion sur la pratique de la communion de Rome. Lisez ces paroles de M. Daillé, adressées au père Adam : « Les sages du monde ne vous ont point pardonné cette étrange créance, non plus que les Juifs : témoin la parole du philosophe Averroës, que le cardinal du Perron[* 1] rapporte sur la foi de Sarga, l’un des pères de votre société, qu’il ne trouvait point de secte pire,

  1. (*) Du Perron, de l’Euchar., liv. III, chap. XXIX, pag. 973.
  1. Ludov. Vives, de Causis corruptarum Artium, lib V, pag. 167.
  2. Clavigny de Sainte-Honorine, de l’Usage des livres suspects, pag. 48, 49.
  3. Je ne trouve dans Paul Jove, Elog. Viror. bellicâ virtute illustr., lib. IV, pag. 334, sinon que Bajazet II Peripatetici Averroïs opinionibus oblectabatur.
  4. Cardanus de Subtilitate, lib. XIX, pag. 682.
  5. Voyez Reinesius, Epist. XV, ad Hofm., pag. 33.
  6. Voyez la Biblioth. de Gesner, folio 100 verso.
  7. Rapin, Réflexions sur la Philosophie, num. 80, pag. 363.
  8. Voyez Possevini, Biblioth. selectæ lib. XII, cap. XXXVI.
  9. Nombres, chap. XIII, vs. 10.