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AVENTIN.

tant moins difficiles à éviter que les maux imaginaires. Je veux dire qu’un tel mari a plus de sujet de craindre les chagrins de sa jalousie, que l’infidélité de sa femme. Il arrive plus souvent qu’on lui est fidèle sans qu’il en soit bien persuadé, qu’il n’arrive qu’on lui soit infidèle sans qu’il en ressente des inquiétudes. Il y a donc quelque apparence qu’Aventin se défia encore plus de soi-même que d’une épouse jolie, et qu’il raisonna comme ceci : Je veux qu’elle soit chaste effectivement ; mais suis-je bien assuré que je n’aurai pas la faiblesse d’entrer dans des défiances, en m’apercevant qu’elle plaît à mes voisins et à mes amis, et qu’ils tâchent de lui plaire[1] ? Que ma jalousie soit aussi mal fondée que l’on voudra, elle n’en sera pas un bourreau moins farouche et moins barbare. Le plus sûr est de ne s’y pas exposer, et de prendre à femme cette servante dont la laideur me tirera d’inquiétude ; car, casta est quam nemo rogavit : trouverait-elle des corrupteurs, quand même elle formerait de mauvais desseins ? et comme d’autre côté elle est pauvre, je n’aurai pas lieu de craindre qu’elle soit impérieuse : ce sera un esprit soumis, qui n’osera point parler haut et me contredire. Ne sais-je pas ce qu’ont dit les anciens poëtes [2] ? Si nous supposons qu’il prit la chose par ces endroits-là, nous le trouverons plus malheureux qu’imprudent ; car enfin, les raisons qui l’auraient déterminé à son choix sont spécieuses et éblouissantes : mais il faut aussi supposer que le troisième défaut ne lui était pas connu, et que sa servante avait eu l’adresse de cacher son humeur chagrine, grondeuse, bourrue, acariâtre. Elle n’eut garde de la découvrir : elle connut bientôt que son maître était résolu à sortir du célibat à quelque prix que ce fût, et sans doute il ne tarda pas long-temps à faire reluire quelques rayons qui la portèrent à croire qu’il ne chercherait pas hors de son logis la femme qu’il voulait prendre. Comme il ne faut point juger des choses par l’événement, gardons-nous bien de le blâmer d’imprudence sous prétexte que son mariage fut malheureux. Les plus sages y sont attrapés. Caton fut trompé par ses propres raisonnemens dans une semblable matière [3]. En un mot, pour dire qu’Aventin fut imprudent, il faudrait savoir deux choses : l’une, qu’il ne mit pas en balance les raisons qu’on a vues ci-dessus, et les raisons du parti contraire ; l’autre, que s’il eût épousé une femme jeune, riche et jolie, il n’eût pas eu autant de chagrins qu’il en sentit ayant épousé sa servante. Voilà deux sources de jugemens téméraires : on condamne les gens sans savoir ni les motifs secrets, bien pesés, bien examinés, qui les déterminent, ni ce qui leur serait arrivé s’ils eussent choisi d’une autre façon.

(H) Les jésuites ont découvert qu’il était un bon luthérien caché. ] Je dis caché ; car puisqu’il fut enterré dans une église catholique, avec les cérémonies ordinaires, et qu’on mit à son épitaphe Veræ religionis amator, il faut croire qu’il ne se déclara point publiquement pour les protestans, non pas même à l’article de la mort, dans ce moment décisif où il n’est plus question de dissimuler. Il est même vrai que le style de son histoire est tout catholique romain, si l’on excepte les endroits où il parle si librement contre la tyrannie des papes, et contre les mauvaises mœurs du clergé [4]. Il ne faut donc pas trouver étrange que M. du Plessis l’objecte à ceux de l’église romaine, comme un témoin qui a été de leur religion. M. du Plessis ne savait pas les anecdotes que le père Gretser avait publiées. Voici un passage de ce jésuite : Addit Plessœus invectivæ Aventinianæ hanc clausulam : hæc quidem licet professione romanus, plura fortè, si licuisset, dicturus. Professione romanus, hoc est catholicus non fuit Aventinus, sed hæreticus ; cujus criminis ut alia probamenta deessent, id tamen satis superque liqueret ex epistolâ Melanchthonis ad Aventinum

  1. Magno periculo custoditur quod multis placet. Publius Syrus.
  2. L’un d’eux a dit Sponsam sine dote non habere loquendi libertatem. Et voici ce qu’a dit Plaute, in Aulular., Act. III, scèn. V, vs. 60.

    Quæ indotata est ea in potestate est viri.
    Dotatæ mactant et malo et damno viros.

  3. Voyez la remarque (L) de l’article (Marc) Porcius.
  4. Voyez Rivet, dans sa Réponse à Coeffeteau pour du Plessis, tom. II, pag. 167.