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AVENTIN.

la peine de nous l’apprendre ; car en prenant droit sur ses expressions, on peut facilement disculper la vieille, et faire tomber toute la faute sur le bon vieillard. On croira qu’ayant résolu de se marier, et n’ayant perdu que trop de temps à s’y résoudre vu son âge, il prit la première fille qui lui tomba sous la main, et ce fut sa propre servante : et ainsi le voilà un sujet propre à grossir la liste des Colletets et de tant d’autres qui se sont mariés avec leurs servantes[1].

(G) Sa femme lui donna lieu de faire bien des expériences. ] « Ayant franchi le pas, et décidé toutes ses délibérations par son mariage, il n’eut plus rien à faire qu’à méditer sur le changement de sa vie, et à considérer s’il est moins fâcheux de nourrir une femme pauvre, que de souffrir de l’orgueil d’une riche ; de posséder celle que personne ne veut que d’en garder une belle. Comme la sienne était pour le moins aussi mauvaise que la Xantippe de Socrate, l’exemple de ce grand philosophe pouvait encore lui servir de consolation[2]. » Sans mentir, ce docte Allemand fut bien malheureux : il croyait entrer dans un bon port, et se mettre à couvert de mille incommodités, et il s’exposa à une tempête continuelle. Encore si sa femme eût été jolie et riche ; mais elle n’avait eu pour dot que sa laideur et son humeur querelleuse. Aventinus vir doctus, magni judicii integritatisque, sed fortunâ admodùm tenui, quam corrupit ulteriùs ductâ uxore rixosâ et malorum morum, ut cum duobus malis paupertate et uxore malâ ipsi fuerit conflictandum [3].

Nous lui ferions injustice peut-être, si nous supposions qu’il n’épousa point cette femme sans avoir profondément raisonné sur les inconvéniens. Elle ne pouvait pas le tromper sur l’article de la laideur, il avait des yeux. On ne la lui avait amenée que comme servante ; il n’avait donc point espéré qu’elle serait riche. Voilà donc deux défauts qu’il lui connaissait très-clairement, l’un qu’elle était laide, l’autre qu’elle était pauvre. Mais cette connaissance ne peut pas nous faire conclure qu’il agit imprudemment ; car elle pouvait lui promettre l’exemption de mille incommodités insupportables. Comme il avait beaucoup de lecture, il savait les axiomes des anciens sur la discorde de la beauté et de la pudicité[4], et sur l’orgueil qui accompagne les belles filles[5], et qui s’empare d’une épouse richement dotée[6]. On apprend ces axiomes au collége, et l’on trouve tous les jours mille occasions de les appliquer : de là vient qu’ils demeurent fortement imprimés dans la mémoire, et cela augmente la peur d’en éprouver la vérité, si l’on s’expose à courir cette fortune. Nous pouvons donc croire, avec beaucoup de vraisemblance, qu’Aventin considéra qu’en épousant une femme jeune et jolie, il exposerait son front à une disgrâce honteuse et tout-à-fait mal plaisante. Il savait sans doute que la beauté ne donne point l’exclusion à un désir très-sincère de se comporter chastement ; mais d’ailleurs, il s’imaginait qu’elle rend très-difficile l’exécution de ce désir. La cajolerie, presque inévitable dans ce cas-là, est d’une force merveilleuse pour vaincre les bonnes résolutions. Quand il considérait son âge, il ne pouvait que s’alarmer de plus en plus : sa soixante-quatrième année était un nouvel épouvantail, et il disait peut-être en lui-même : Si l’on fait ces choses au bois vert, que sera-ce du bois sec ? Un jeune mari n’est pas à couvert de cette infortune, comment l’éviterai-je, moi qui suis bien vieux ? Les maux réels, dans la condition d’un vieux mari qui a une jeune et belle femme, quelque vraisemblablement qu’ils se fassent craindre, sont pour-

  1. Voyez le Ménagiana, pag. 252, et la remarque (E) de l’article Briseïs.
  2. Bullart, Académie des Sciences, pag. 248.
  3. Conringins, Dissertat. de Rebusp. apud Magirum, Eponymolog. Critic., pag. 90.
  4. ....Rara est adeò concordia formæ,
    Atque pudicitiæ...............
    Juvenal., Sat. X, vs. 297.
    ....Lis est cum formâ magnâ pudicitiæ.
    Ovidius, Epist. XVI, vs. 288.

  5. Fastus inest pulchris sequiturque superbia formam.
    Ovidius, Fast., lib. I, vs. 419.

  6. Ità istæ solent quæ viros subservire
    Sibi postulant dote fretæ feroces.

    Plaut, in Menæch., act. V, scen. II, vs. 16. Voyez les Electa Plautina de Philippe Pareüs, au mot Conjugium.