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de marque et de dignité comme Antoine Fumée et Pontus de Tyard, le futur évêque de Châlon, le texte de son testament[1] — tout cela n’est pas sans exemple dans la vie des courtisanes d’Italie. Toutes ces circonstances sont très caractéristiques pour les mœurs lyonnaises du seizième siècle, mais elles ne contredisent point l’hypothèse que nous venons d’émettre[2]. Ce serait dépasser les limites de cette étude que d’examiner tout ce que d’autres ont écrit sur la vie et le caractère de Louise Labé[3] en arrivant à des conclusions contraires aux nôtres ; mais nous avouons que leurs raisons n’ont pas réussi à nous ébranler.

Et Pernette du Guillet ? Le parallélisme entre elle et Louise Labé, qui nous a paru si vraisemblable que nous l’avons mis à la base de notre argumentation, nous amènerait donc à la solution que la maîtresse de Scève fut courtisane aussi bien que la belle Cordière. Mais la grande douceur de son caractère, l’enjoûment vraiment féminin de ses poésies et ce platonisme qui n’est plus chez elle une philosophie mais presque une façon de sentir nous rendent la décision pénible. À la vérité, ces qualités ne sont pas sans exemple chez les courtisanes italiennes ; rappelons à ce sujet l’Imperia et Veronica Franco. Il va sans dire que la Délie et les Pymes de Pernette, poésies écrites en style pétrarquisant, ne sont pas des documents très positifs sur les relations des deux amants. Il me semble seulement que la liberté avec laquelle ce célibataire et cette femme mariée se voient pendant des journées entières, les effusions de sentiments dans les scènes d’adieu, l’échange de bagues, ne donnent guère l’idée d’un amour platonique, et moins encore quelques autres intimités que l’on entrevoit quelquefois dans les pages les plus obscures de la Délie.

  1. Ce testament (Archives hist. du Rhône, vol. I, p. 34-46) prouve qu’elle était riche et bienfaisante et qu’elle n’avait point d’enfants. Les témoins sont quatre Italiens : l’un, Claude Alamanni est maître-ès arts, le seul des quatre qui ait un nom connu ; le second est un apothicaire, et les deux autres, un cordonnier et un couturier, ne savent pas même signer. Pas un membre d’une famille influente, pas un poète français. Les Italiens étaient-ils, dans les jours de la Contre-Réforme, restés seuls fidèles à la Renaissance et à la courtisane vieillie ?
  2. On se demande peut-être quelles étaient les causes de quelques jugements évidemment trop sévères contre Louise Labé, comme ceux de Billon, de Calvin et de Claude de Rubys. C’est que la belle Cordière n’atteignait pas à l’aristocratie des courtisanes ; elle sentait la décadence et le snobisme. La France n’a d’ailleurs jamais adopté complètement la virtù italienne ; et la Réforme aussi bien que la Contre-réformation apportèrent bientôt des notions morales beaucoup plus sévères. Louise Labé précisément en a pâti. L’idéal de la femme tel que le conçoit François Billon est purement moyen-âgeux, la qualité la plus saillante de Calvin est son rigorisme moral, et Rubys est l’homme de la Contre-Réforme, l’ennemi juré de tout ce qui appartient à la Renaissance.
  3. cf. Cochard et Bréghot dans la réédition des „Œuvres“ Lyon 1834. — Sainte-Beuve. Revue des deux mondes, mars 1845. — Feugère. Femmes poètes. Paris 1860. - Laur. Louise Labé. Stuttgart 1873.