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VI

où il est question de lettres anonymes et d’un défenseur pour marcel

Il était onze heures du matin. Dans la cage vitrée où elle allait trôner jusqu’à six heures du soir, mademoiselle Cunégonde Décarie, la deuxième caissière du cinéma Agora, comptait la menue monnaie qu’elle avait à sa disposition pour commencer sa journée. À quelques pas de là, le portier, Louis Beaupré, faisait mollement reluire une énorme barre de cuivre qui divisait le hall d’entrée en deux couloirs destinés à canaliser, les jours de grande affluence, l’entrée et la sortie des spectateurs.

Cette brave Cunégonde était plus près de quarante ans que de trente, mais elle avait conservé, de sa première jeunesse, une double fraîcheur : celle du cœur et celle du teint. Quand elle avait vingt ans, beaucoup de gens s’accordaient à la trouver laide ; depuis qu’elle avait dépassé la trentaine on la trouvait presque jolie. S’était-il opéré en elle une métamorphose ? Évidemment non, mais elle avait su ne pas vieillir, ne pas faner. Elle avait acquis cette beauté particulière aux femmes laides qui résistent, beaucoup mieux que les jolies, à l’assaut des ans. Un peu d’embonpoint, de graisse distribuée à bon escient, avait arrondi les angles, comblé les salières des épaules, mis de la chair là où, dix ans auparavant, il ne semblait y avoir que des os. Mais le charme de Cunégonde était bien plus moral que physique. Elle avait un tempéra-