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RUE PRINCIPALE

Ninette, ce matin-là comme presque tous les jours, était arrivée porteuse d’un gros sac de croûtes de pain, dont les palmipèdes affamés avaient rapidement avalé le contenu. Puis elle avait choisi un banc, à l’ombre d’un érable, s’y était assise et tout en paraissant s’intéresser aux jeux des oiseaux aquatiques, s’était mise à réfléchir à ses ennuis. Car Ninette avait des ennuis, qui tous lui venaient de son frère.

Tout en Marcel l’inquiétait : l’instabilité de son caractère, le peu de goût qu’il montrait pour le travail, le choix discutable de ses relations, la hantise qui le tenait de faire fortune rapidement, le mépris profond qu’il avait de toutes les besognes qui astreignent à des heures fixes.

Et Ninette, qui sans doute s’était levée ce jour-là avec un peu de vague à l’âme, se laissa aller à pleurer devant ses amis les canards, en pensant à toutes les joies que Marcel aurait pu lui donner et qu’il ne lui donnait pas, à tous les soucis qu’il aurait pu lui éviter et qu’il lui causait.

Depuis combien de temps elle pleurait, elle n’aurait certes pu le dire, quand elle entendit une voix par-dessus les coincoins des canards. Et la voix disait :

— Décidément, c’est le jour où on trouve des enfants en pleurs au bord de l’eau.

Ninette sursauta et leva vers la voix des yeux furieux de s’être laissés prendre en si maussade occupation.

— Mais monsieur, dit-elle…

Elle n’acheva pas. Le monsieur âgé et bien mis qui se trouvait devant elle 一 celui que, tout-à-l’heure, nous avons vu regarnir la garde-robe du petit Jean — souriait si gentiment, la regardait avec tant de bonté, qu’elle n’eut plus l’idée de pro-