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LES LORTIE

pittoresques et les plus avenants. La bonne humeur dont il emplissait son établissement, la sonorité de son accueil, l’inattendu de ses plaisanteries entraient, dans le succès de ses affaires, pour une part au moins égale à celle de la qualité de sa cuisine. On pouvait dire de Gaston, qui tenait de l’auteur de ses jours le nom de Lecrevier, (assez paradoxal pour un homme qui fait profession de nourrir ses semblables) qu’il était le plus méridional des Canadiens et le plus canadien des méridionaux. Il était né sur la Cannebière, « à quinze pas des bouches du Rhône » comme il disait volontiers, et était venu à l’art culinaire par le chemin assez ardu de l’art dramatique. Autrement dit, à seize ans il s’était fait acteur, petit acteur de tournées de province, interprète consciencieux et médiocre de vieux mélodrames, dans lesquels il tenait tour à tour l’emploi de traître, de grand premier comique et de père noble. Un matin de septembre 1910 il avait cru voir luire enfin le soleil de la réussite et de la fortune. Gaston Lecrevier, ayant dans la poche intérieure gauche de son veston, un contrat en bonne et due forme, s’était embarqué, en troisième classe il est vrai, sur un paquebot italien qui emmenait, de Marseille à New York, la troupe de comédiens dont il faisait partie, et qui devait, assurait l’imprésario, faire au Canada ample moisson de dollars. Mais hélas, s’il y a loin de la coupe aux lèvres, il y a tout aussi loin des rêves d’un comédien, fut-il marseillais, à la réalité des grands succès canadiens. Trois semaines après l’arrivée de la troupe à Montréal, l’imprésario avait filé avec le peu qui restait des recettes et Gaston, sans billet de retour et sans argent, n’avait pu que contempler la rue Sainte-Catherine et supputer les chances qui lui restaient de s’assurer trois repas par jour. Aucun théâtre ne lui ouvrit ses coulisses, mais un compatriote cuisinier lui