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DU PROGRÈS.

restre sans relever pour cela nécessairement vers des pensées supérieures à la terre, et dont l’effet le plus ordinaire est de le confiner dans le pur égoïsme. Si le progrès est la conclusion de nos recherches, que ce soit pour fortifier les esprits, et non, comme il arrive trop souvent, pour les endormir ou pour les surexciter sans mesure.

D’une part, en effet, on a présenté le progrès comme un résultat tellement inévitable des lois de l’humanité et du monde, qu’il semblait que nous n’eussions qu’à nous croiser les bras dans l’attente de ce bienheureux Éden vers lequel le temps nous conduisait, ou plutôt nous poussait par un invincible courant. D’un autre côté, on croyait que l’homme peut tout, on se jouait de la durée comme d’un vain obstacle, on voulait, du jour au lendemain, changer toutes les conditions de la société, en ajournant à un très petit nombre d’années la félicité universelle. Égale folie, égale impuissance ! Qu’en est-il arrivé ? Ce qui arrive et doit nécessairement arriver en pareil cas ; c’est que beaucoup d’esprits comme il s’en trouve dans tous les temps, esprits dont la tâche est de représenter la tradition, à laquelle il faut accorder sa place nécessaire dans les affaires humaines, se sont violemment, et avec une sorte d’humeur, retournés contre l’idée même du progrès[1]. Combien n’a-t-elle pas encore de partisans et de défenseurs cette croyance des anciens, encore toute-puissante dans les siècles antérieurs au dix-huitième, à savoir, que l’humanité tourne sur elle-même ! Bien plus, qui sait si, comme les anciens le disaient encore, elle ne présente pas le spectacle d’une décadence dont l’abîme doit être le

  1. N’est-ce pas ce qui est arrivé non-seulement aux défenseurs attitrés du passé, mais même à un des plus beaux génies de notre temps, et non certes des moins avancés, à M. de Lamartine ? On sait la réponse que lui a adressée M. E. Pelletan : Le monde marche !