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L’ÉMIGRATION LIBRE DES TRAVAILLEURS.

nomiste anglais, surtout dans les classes qui peuvent nourrir de nombreux enfants, et je crains que l’égoïsme ne se mette chez nous de plus en plus à l’abri sous le prétexte d’une sage prévoyance. Mais faudra-t-il dire aux ouvriers : « Mariez-vous à dix-huit ans et ayez chacun quinze enfants : l’émigration se chargera de placer ceux que la mort n’aura pas enlevés ? » Assurément non. L’émigration est un remède, mais indirect, incertain et insuffisant à la misère. Les économistes, trop souvent, en ont diminué l’importance, exagéré les inconvénients : est-ce une raison pour pencher aujourd’hui vers l’autre excès ? Je dirais volontiers « Rendons justice à l’émigration ; ayons-en le goût, si vous voulez, n’en ayons pas le fanatisme »

Sous ces réserves, pourquoi, je le répète, la France ne fournirait-elle pas à l’émigration un plus vaste contingent ? Est-il vrai que les Français soient si essentiellement sédentaires et casaniers qu’on l’a dit ? Si l’on invoque la race, n’ont-ils pas dans les veines le sang des Gaulois et des Francs ? Si l’on invoque l’histoire, ne sont-ils pas le peuple des croisades, le peuple des guerres de propagande de la révolution ? Est-ce l’humeur aventureuse qui leur a jamais fait défaut ? Qui s’acclimate plus facilement et plus vite ? Quel caractère est plus que le leur souple et flexible ? Quel esprit plus fertile en ressources ? Nos soldats ne l’ont-ils pas fait voir en Égypte, en Algérie, en Crimée, partout où ils portent leurs tentes ? Quels noms enfin que ceux des Labourdonnaie, des Dupleix parmi les colonisateurs ! De quel droit refuser à la nation française le titre de nation colonisatrice ? Que l’on dise plutôt, en songeant à nos vieilles colonies et à l’Algérie, que c’est de l’administration et de l’excès de l’esprit réglementaire que sont venus nos échecs. Cet esprit réglementaire, éternelle plaie, gêne l’émigration, entrave la colonisation, crée des barrières où il faudrait les abaisser toutes. Il décourage l’esprit d’entreprise au départ, il le tue sur le lieu d’arrivée.