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LA LIBERTÉ DU TRAVAIL ET LA DÉMOCRATIE.

loi providentielle qui fait de la fraternité humaine une vérité. En vain l’humanité, retenue au sol natal par mille attaches, voudrait se soustraire à cette nécessité inévitable du mélange des idées et des races ; il faut que des populations entières soient déracinées de leur patrie. La souffrance, qui prend souvent ici les traits de la faim, est le ministre chargé de l’exécution de cette loi, comme de toutes les grandes lois de ce monde. Mais la souffrance est tempérée par l’espoir. On quitte les lieux où l’on est mal parce que l’on compte trouver ailleurs les biens dont on est privé. Tel est le sens du vieil adage Ubi bene, ibi patria. Mot qui mêle à un sentiment de satisfaction bien de l’amertume ; car la patrie où l’on souffre n’en est pas moins la patrie, et il a fallu, pour y renoncer, de profonds découragements. À côté des bienfaits de l’émigration, il y a ses épreuves, ses misères, ses déceptions. La civilisation recueille seule le profit certain de tant de sacrifices obscurément accomplis. Elle a eu, depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours, dans l’émigration un de ses agents les plus puissants et les plus efficaces. C’est l’émigration qui a pénétré tour à tour l’Occident par l’Orient, l’Orient par l’Occident, l’Europe par l’Asie, l’Asie et l’Afrique par l’Europe personnifiée dans la Grèce et dans Rome ; c’est elle qui a tiré de leurs forêts les barbares du nord, car les invasions ne sont que des émigrations à main armée. Que n’a-t-elle pas fait depuis que l’Amérique lui a été ouverte ? Combien n’a-t-elle pas, mieux que la conquête, accompli ces fusions durables d’idées, d’institutions et d’intérêts que la guerre n’ébauche quelquefois qu’en les compromettant par la violence et par la haine qui lui survit !

Qui nierait après cela que l’histoire de l’émigration se confond avec celle de la civilisation elle-même, au double point de vue ethnographique et intellectuel ? C’est par les colonies que la civilisation a mis garnison chez les