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mêlant le vin et le sang, se disputent à coups de couteau pour quelque Hélène de carrefour.

Les Fleurs du mal sont le plus beau fleuron de la couronne poétique de Baudelaire. Là, il a donné sa note originale et montré qu’on pouvait, après ce nombre incalculable de volumes de vers, où toutes les variétés de sujets semblaient épuisées, mettre en lumière quelque chose de neuf et d’inattendu, sans avoir pour cela besoin de décrocher le soleil et les étoiles et de faire défiler l’histoire universelle comme dans une fresque allemande. Mais ce qui a fait surtout son nom célèbre, c’est sa traduction d’Edgar Poe ; car, en France, on ne lit guère des poëtes que leur prose, et ce sont les feuilletons qui font connaître les poëmes. Baudelaire a naturalisé chez nous ce singulier génie d’une individualité si rare, si tranchée, si exceptionnelle, qui d’abord a plus scandalisé que charmé l’Amérique, non que son œuvre choque en rien la morale : il est, au contraire, d’une chasteté virginale et séraphique, mais parce qu’il dérangeait toutes les idées reçues, toutes les banalités pratiques et qu’il n’y avait pas de critérium pour le juger. Edgar Poe ne partageait aucune des idées américaines sur le progrès, la perfectibilité, les institutions démocratiques et autres thèmes de déclamation chers aux philistins des deux mondes. Il n’adorait pas exclusivement le dieu dollar ; il aimait la poésie pour elle-même et préférait le beau à l’utile : hérésie énorme ! De plus, il avait le malheur de bien écrire, ce qui a le don d’horripiler les sots de tous les pays. Un grave directeur de revue ou de journal, ami de Poe d’ailleurs et bien intentionné, avoue qu’il était difficile de l’employer et qu’on était obligé de le payer moins que d’autres, parce qu’il écrivait dans un style trop au-dessus du vulgaire ; admirable raison ! Le biographe de l’auteur du Corbeau et d’Eureka dit qu’Edgar Poe, s’il