Page:Baudelaire Les Fleurs du Mal.djvu/51

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de huit pieds sont brusques, violents, coupants comme les lanières du chat à neuf queues et cinglent rudement les épaules de la mauvaise conscience et de l’hypocrite transaction. Ils se prêtent aussi à rendre de funèbres caprices ; l’auteur encadre dans ce mètre, comme dans une bordure de bois noir, des vues nocturnes de cimetière où brillent dans l’ombre les prunelles nyctalopes des hiboux, et, derrière le rideau vert bronze des ifs, se glissent, à pas de spectre, les filous du néant, les dévastateurs des tombes et les voleurs de cadavres. En vers de huit pieds encore, il peint des ciels sinistres où roule au-dessus des gibets une lune rendue malade par les incantations des Canidies ; il décrit le froid ennui de la morte qui a échangé contre le cercueil son lit de luxure, et qui rêve dans sa solitude, abandonnée même des vers, en tressaillant à la goutte de pluie glacée, filtrant à travers les planches de sa bière, ou nous montre, avec son désordre significatif de bouquets fanés, de vieilles lettres, de rubans et de miniatures mêlés à des pistolets, des poignards et des fioles de laudanum, la chambre du lâche amoureux que visite dédaigneusement, pendant ses promenades, le spectre ironique du suicide, car la mort même ne saurait le guérir de son infâme passion.

De la facture du vers, passons à la trame du style. Baudelaire y mêle des fils de soie et d’or à des fils de chanvre rudes et forts, comme en ces étoffes d’Orient à la fois splendides et grossières où les plus délicats ornements courent avec de charmants caprices sur un poil de chameau bourru ou sur une toile âpre au toucher comme la voile d’une barque. Les recherches les plus coquettes, les plus précieuses même s’y heurtent à des brutalités sauvages ; et, du boudoir aux parfums enivrants, aux conversations voluptueusement langoureuses, on tombe au cabaret ignoble où les ivrognes,